Business, psychologie et cygnes noirs

Par François GALVIN  •   Publié le jeudi 09 mai 2024
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L’article que nous vous proposons aujourd’hui est une liaison (peut-être un peu dangereuse 😉) entre différents sujets traités habituellement de manière indépendante.

 

Tout part d’une analyse économique assez classique, celle d’un marché à l’heure de la mondialisation. Et comme toute analyse économique, l’idée est d’identifier les facteurs qui régissent le fonctionnement de ce marché, notamment pour les acteurs qui réussissent à s’en accaparer une grande part.

 

Il semblerait que certains de ces facteurs puisse s’entendre dans un cadre différent de celui de l’économie, notamment celui des statistiques. C’est ici qu’entre en jeu les fameux cygnes noirs chers à Nassim Nicholas Taleb. C’est également ici que l’on se rend compte que ce sujet ne se limite pas aux marchés et aux entreprises. Mais il concerne (à minima) tout type d’activités humaines interconnectées.

 

Ce qui nous amène à spécifier les domaines qui semblent concernés par cette dynamique. Puis à en établir la conséquence plus ou moins prévisible des systèmes mus par cette dynamique, ses avantages mais aussi et surtout ses risques. 

 

 

A. Constats économiques 

 

  • Plus un marché est grand, plus il est possible d’atteindre une taille sans commune mesure avec l’immense majorité de ses concurrents. Et de fait, obtenir une telle taille permet d’impacter de manière bien plus importante le cadre du marché. Donc ses concurrents, et la difficulté qu’ils ont à contester la position dominante. C’est la logique du « winner takes all ». Autrement dit, une concentration de la richesse produite est plus susceptible de se produit lorsque le marché est grand.

 

  • Inversement, plus un marché est « petit », plus il y a de probabilité d’avoir une dispersion de la « richesse » produite. Le marché mondial se divisant en d’innombrables marchés locaux, eux-mêmes partagés entre un ou plusieurs acteurs.

 

  • Ceci s’explique d’abord par les économies d’échelle. Plus on a de clients, plus on s’équipe pour répondre à la demande, plus on est capable de baisser les prix. Et donc d’accroitre encore sa part de marché.

 

  • Ceci s’explique aussi par la mondialisation physique et virtuelle. La mondialisation virtuelle permet de communiquer sans barrière géographique. Et la mondialisation physique de produire et livrer son produit en limitant ces mêmes barrières.

 

  • Les facteurs endogènes qui font qu’un acteur anciennement local peut devenir un acteur majeur semblent en partie liés à sa capacité à se saisir des facteurs exogènes vu au-dessus, mais aussi (quand même !) à la qualité intrinsèque de sa production. En théorie, c’est une prime à la qualité et non à l’opportunisme. Ensuite, les économies d’échelle, la notoriété, … peuvent lui assurer une position dominante.

 

 

B. Conséquences statistiques 

 

Prenons un peu de recul (c’est le principe des statistiques non ?).

 

D’un point de vue statistique donc, il semble que la « distribution des résultats » sur un marché soit dépendante de la taille de ce marché. Et que plus la taille de ce marché croît, moins la répartition est « normale » (au sens de la loi normale). C’est ici qu’il convient d’invoquer un autre modèle de répartition / distribution, celui des fractales chères au statisticien Nassim Nicholas Taleb. Qu’il avait déjà mis en lumière s’agissant des crises financières et de notre aveuglement quant à leurs facteurs déclencheurs, jamais anticipés car jamais modélisés (avec des modèles « normaux, basés sur les statistiques passées). Et il nomma ces évènements non anticipés « cygnes noirs ». 

 

Si l’on replace ces éléments dans notre contexte, cela signifie que s’agissant des activités humaines, le « passage » d’une représentation statistique normale à une représentation fractale (scalante) est corrélée (voire causée par) au nombre d’êtres humains impactés par ces activités. Tant que ce nombre est limité, utiliser le cadre de la loi normale n’est pas un problème. Lorsque ce nombre devient très important, le cadre fractal semble plus adapté pour décrire et surtout anticiper la répartition possible des résultats de chacun d’eux (je simplifie en considérant que tous les êtres humains impliqués peuvent être à la fois « consommateurs » et « producteurs » des activités humaines étudiées).

 

En termes statistiques, on augmente la probabilité de distribution extrême des évènements en augmentant la taille de l’échantillon. 

 

Peut-on élargir cette analyse à d’autres domaines que les activités humaines ? Un évènement par exemple climatique aurait-il des conséquences non anticipables par des modèles « normaux » parce que son impact serait global (même sans différences fondamentales) ? Il semblerait que oui, lorsque l’on observe les courbes de température. Une augmentation « globale » de quelques degrés à des conséquences qui localement sortent du cadre statistique traditionnel. Mais on sort là d’une analyse purement statistique, pour analyser des réactions en chaine ainsi que la dynamique des systèmes complexes.  

 

En tous cas, ce que cela nous apporte, c’est une incertitude toujours plus importante à mesure que le nombre de parties prenantes à un système (ou marché) augmente. Une impossibilité d’anticiper, même dans les grandes masses, à mesure que « l’échantillon » s’accroit*. En positif comme en négatif. D’une certaine manière, la mondialisation augmente l’incertitude quant à l’avenir de nos sociétés et leur fonctionnement.

 

Le seul remède, si l’on considère cela comme un mal, serait une diminution des interconnexions humaines.

 

Jusqu’ici, tout cela reste assez flou. On parle d’interconnexions humaines, mais en pratique, comment l’appliquer ?

 

 

C. De quelles interconnexions humaines parle-t-on ?

 

Le business tout d’abord, comme nous l’avons vu précédemment. Ainsi que ce qui y est lié : l’investissement et les cycles financiers. C’est par ce biais que Taleb a mis en lumière les problèmes de la représentation statistique normale. Le lien est rapidement établi pour les investissements en actions, qui ne font (théoriquement) que refléter le succès ou l’échec des entreprises objets des investissements. Avec en plus une couche supplémentaire d’interactions propres à l’investissement : la décision d’investissement / désinvestissement qui est également guidée par la perspective de l’investisseur, sa propension à prendre des risques, son objectif de rendement, sa perception de l’environnement économique … bref les innombrables choix que font les investisseurs, parfois sans en être conscients, qui façonnent la valorisation des entreprises sans être totalement liés aux résultats de l’entreprise.

 

Pour le reste (autres classes d’actifs), le propre des marchés financiers modernes est de permettre une confrontation directe entre acteurs, sans barrière géographique. Et donc une réaction en chaine est assez difficile à prévoir. On résume souvent ce type de réactions comme de la spéculation, qui génère un emballement qui peut des conséquences négatives extrêmes lorsqu’une bulle spéculative éclate. 

 

Inversement, dans ce que nous vivons aujourd’hui (et depuis plusieurs années), un flot de nouvelles fondamentales pas rassurantes ni positive sur l’état de l’économie mondiale n’empêche pas les acteurs de rester positif et de pousser les valorisations à croitre. Pour qu’une bulle éclate ou se dégonfle, il faut au préalable qu’elle se soit constituée.

 

Au-delà du domaine financier, la culture me semble un bon exemple d’interconnexion humaine où l’on peut observer cette répartition extrême à mesure que le « marché » s’agrandit. Notamment la musique. L’exposition aujourd’hui quasi globale a pour conséquence un accroissement des succès rapides (mais souvent éphémères).

 

Cela participe souvent de l’appauvrissement culturel, le modèle à suivre pour quiconque souhaite du succès étant axé sur du court terme et rien de vraiment bien créatif ou différent. Mais l’avantage de la culture, c’est qu’elle est potentiellement intemporelle. Et qu’elle pourrait bien avoir du succès dans 100 ou 200 ans. Si tant est que l’on puisse encore la trouver.

 

À titre d’exemple de l’impact d’un marché globalisé dans la musique, je vais vous conter une petite histoire. C’est celle de Rodriguez, un auteur compositeur interprète des années 60 aux USA (que je vous recommande de découvrir au travers du film Sugar Man). Il produisait une musique folk à la manière de Bob Dylan, mais n’a pas rencontré le même succès. Après n’avoir vendu que quelques vinyles, il se reconvertit. Sauf qu’un de ses vinyles a traversé l’océan et s’est retrouvé de manière complètement aléatoire à être diffusé à la radio sud-africaine. Et est devenu une référence musicale de ces années-là, au même titre que les Beatles, mais uniquement en Afrique du Sud (les marchés étaient bien moins mondialisés à cette époque). Lui ne l’a appris que 40 années plus tard. Ce qui avait été un échec aux USA était un immense succès en Afrique du Sud. Ce qui est intéressant dans cette histoire, au-delà du fait que le succès tienne finalement à peu de choses (et beaucoup de chance), c’est qu’elle serait inconcevable aujourd’hui. Le marché musical est aujourd’hui mondialisé. Il n’est plus possible d’être une superstar à un endroit du monde et inconnu ailleurs. Soit ça fonctionne plus ou moins partout soit ça ne fonctionne pas bien (peut-être suffisamment pour en vivre, mais pas pour être adulé par les foules). 

 

Mais comment expliquer ce phénomène ? Pourquoi un nombre croissant d’interconnexions humaines amène à une sur-représentation de quelques-uns dans des proportions extrêmes ?

 

 

D. La psychologie (collective) au cœur du phénomène

 

Tout cela est lié à la psychologie et son fonctionnement. La mondialisation culturelle aurait pu être une extraordinaire opportunité de faire connaitre de petites cultures locales, de niche. En tous cas, c’est toujours comme cela que j’ai considéré Internet : une opportunité pour n’importe quelle micro-culture de niche de trouver des adeptes ou des pairs par-delà le monde. Mais il y avait plusieurs choses que je n’avais pas vu venir. La première, c’est la quantité exponentielle de contenu qu’Internet héberge. Et qui n’est pas, globalement, constitué d’exceptions culturelles. La seconde est l’usage que les réseaux sociaux ont apporté par rapport aux moteurs de recherche, qui ne permet plus à des « niches » trop peu visible d’avoir encore une place à la grande table d’Internet. Les algorithmes qui poussent le contenu (à l’inverse des moteurs de recherche où la curiosité de l’utilisateur décide de l’information qui va lui être présentée) font (in)justement le tri dans le contenu exponentiel hébergé.

 

Donc au lieu de pouvoir proposer à tous un peu de visibilité, la mondialisation culturelle amène plutôt à un conformisme global (c’est-à-dire une concentration de l’audience qui bride la diversité, et non à sa dispersion). Cela m’a peut-être surpris, mais si l’on regarde de près les phases précédentes de la mondialisation culturelle, l’histoire était peut-être déjà écrite. Notamment avec l’apparition de la radio. Là où la première décennie a été la consécration de la créativité et de l’exploration (année 60 / 70), la suite n’a été que conformisme à des tendances musicalement plus pauvres, avec moins de diversité rythmique, moins de place pour les musiciens solistes, standardisation de la durée des morceaux, … Et si le média (la radio) peut expliquer certaines tendances, le reste tient surtout à ce que la majorité du marché grandissant grâce à la radio, puis la télévision, voulait écouter.

 

La notion de majorité est, je pense, ici, très importante. Car un média unique, même décliné en chaines ou stations, est obligé choisir ce qui va plaire au plus grand nombre. Mais ce n’est pas le cas avec Internet. Pourtant, la situation ne semble pas différente, au contraire. C’est à dire que le champ des possibles devient tout à coup ouvert. Pour autant, ce qui se passe n’est pas différent. De nombreuses études ont été réalisées sur l’impact du choix des autres dans le fondement de nos propres préférences. Y compris en matière musicale. Vous ne serez probablement pas surpris d’apprendre que plus que la musique en tant que telle, ce qui importe dans la formation des préférences est le fait que l’on sache que telle chanson / artiste à du succès ou pas. On entre ici dans le domaine de la psychologie. Pour le coup, je suis resté ici dans le domaine culturel, mais le premier domaine dans lequel on a perçu et démontré l’impact de la psychologie dans la formation des préférences et des choix est bien le domaine financier. Pour justement expliquer les bulles spéculatives et les crises financières. Mais également pour démontrer le fondement erroné de nombreuses théories économiques qui partent du principe que nous faisons des choix rationnels. Or, l’immense majorité des choix que nous faisons ne le sont pas. Et lorsque nous ne pouvons ou ne voulons pas réfléchir avant de choisir, comment le choix est-il fait ? Souvent par imitation. Mieux vaut avoir tort avec tout le monde que raison seul. Dans une cour d’école, qui peut se permettre de ne pas écouter tel ou tel artiste à la mode ? Dans une salle de marché, qui peut se permettre de ne pas acheter quand les autres achètent, quand bien même on sait que le marché est sur le point de s’effondrer ?

 

Donc la psychologie, alliée à une interconnexion croissance amène une accélération des tendances, tant dans leur vitesse que dans leur impact. La psychologie permet l’aspect scalant des activités humaines. À  la lumière de ces informations, il n’est pas surprenant que plus une idée / un produit / une musique soit diffusée, plus on ai tendance à le plébisciter. Et donc que la publicité fonctionne. Mais également que le mensonge à grande échelle fonctionne. Tout ce qu’il faut, c’est un message percutant et beaucoup de monde pour le relayer. 

 

Or cela ne demande rien d’autre que de l’argent … ce qui nous amène à la conséquence néfaste de tout cela.

 

 

E. La concentration comme conséquence

 

Jusqu’ici, nous n’avons pas encore mis de mots sur les conséquences de cette dynamique, bien que nous les ayons succinctement évoquées. Réduction de la diversité culturelle, cycles économiques et financiers amplifiés, …

 

Mais plus globalement, c’est à un phénomène de concentration auquel on fait face dans la dynamique de systèmes humains mondialisés et hyperconnectés.

 

Concentration des richesses et du succès tout d’abord, qui explique probablement l’augmentation des inégalités de patrimoine à laquelle on fait face depuis quelques décennies. Là où avant le marché était par définition limité, permettait une répartition de la « richesse » liée aux différentes activités à minima au sein des « marchés » géographiques, avec quelques concurrents parfois, les quelques gagnants touchent aujourd’hui le monde entier. Et plus le marché s’unifie, plus les richesses sont concentrées en quelques mains. Donc de fait, les inégalités de revenus et patrimoine augmentent.  Ce qui ne veut pas dire que les personnes pauvres sont plus pauvres qu’avant (au contraire !), ni que des personnes pauvres ne peuvent pas prétendre à une réussite insolente (bien que ce soit plus compliqué).

 

Le risque immédiatement perceptible est un effet boule de neige, accroissant encore la visibilité et le succès des gagnant, compte tenu du fait que l’argent généré permette de conserver et d’accroitre encore la visibilité. Sans compter sur le risque démocratique, les frontières étant souvent poreuses entre le pouvoir économique et le pouvoir politique. 

 

Mais une autre conséquence, moins visible, est probablement encore plus problématique.

 

Un des facteurs propres à la psychologie humaine est la faculté de se comparer. Lorsque l’on mesure le bonheur expérimenté (à un instant t), il vaut mieux être pauvre au milieu de personnes plus pauvres que soit que riche au milieu de personnes plus riches que soi. Par voie de conséquence, la psychologie, qui explique la concentration du « succès » et de la richesse dans un monde interconnecté, explique aussi la faille potentielle, cette situation mettant à mal le bonheur expérimenté par la population.

 

Enfin, une autre conséquence (au moins au niveau économique) est une diminution de la résilience de ces systèmes. Car disposer de quelques acteurs économiquement surpuissants au niveau mondial, c’est prendre des risques en cas de problème au sein de ces acteurs. Déjà au niveau de l’emploi, si l’un deux venait à s’effondrer brutalement. Mais également au niveau politique, comme nous avons pu le voir avec le scandale de Cambridge Analytica.

 

Tout ce qui devient très (trop) puissant devient également fragile, tel un colosse aux pieds d’argile.

 

 

Conclusion 

 

Plus un marché est grand (plus le monde est « petit », unifié), plus il est possible d’atteindre une taille sans commune mesure avec l’immense majorité de ses concurrents, un cygne noir économique si l’on peut dire. Mais également, plus le nombre de prétendants sans succès augmente. 

 

D’un point de vue statistique, on sort d’une représentativité « normale », vers une représentativité scalante, où son propre impact peut significativement influer sur la moyenne.

 

La psychologie humaine explique en grande partie cet écart grandissant à mesure que la taille du marché s’accroit.

 

Avec pour conséquences, une concentration de la richesse produite et du succès au niveau mondial. Donc une moindre diversité d’acteurs qu’ils soient culturels ou économiques. Cette moindre diversité limite également la résilience de ces systèmes. Mais aussi et surtout, elle engendre une baisse globale du bonheur expérimenté par les (innombrables) acteurs qui souhaiteraient participer mais n’ont pas voix au chapitre. Au bout du compte, nous obtenons des systèmes potentiellement plus « riches », mais également intrinsèquement comme extrinsèquement fragiles. 

 

 

*Notons tout de même que pour que le cadre normal s’applique, il faut également une taille minimale de l’échantillon. Un échantillon trop petit verra nécessairement une concentration trop importante. C’est pour cela que les sondages sont considérés comme représentatif à partir d’un certain nombre de personnes interrogées.

 

 

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