Travail : quand l'offre ne rencontre plus la demande
Dans la théorie économique classique, le marché libre est présenté comme la meilleure manière d’allouer les ressources, grâce au mécanisme de l’offre et de la demande. Sans contrainte spécifique, l’offre rencontre la demande à un niveau optimal de prix et de quantités pour les deux parties.
Or, ce qui devrait bien fonctionner en théorie semble parfois se compliquer dans la pratique. C’est notamment le cas du marché du travail.
Il ne vous aura pas échappé que certaines professions sont outrageusement sous-payées. Alors même qu’elles sont d’une utilité primordiale pour le bon fonctionnement de nos sociétés. La crise du Covid 19 l’a mis en lumière pour les soignants, mais de nombreux autres métiers sont concernés, de l’éboueur au professeur.
Le constat est clair : en matière d’emplois, surtout d’emplois « nécessaires », l’ajustement des ressources ne semble aujourd’hui plus optimal. Dit autrement, l’offre ne rencontre plus la demande, ou plus dans des quantités suffisantes.
Essayons donc de comprendre pourquoi et comment on en est arrivé là.
Mais avant de démarrer, quelques mots pour préciser de quoi on parle lorsque l’on utilise le terme « d’emplois nécessaires ». Il s’agit soit d’emplois du service public (éducation, santé, collecte de déchet, … donc du secteur tertiaire non marchand), soit d’emplois marchands principalement du secteur primaire (agriculture) et secondaire (industrie, bâtiment). Après, ce qui est « nécessaire » évolue ... Mais pour les besoins de l’exercice, je me focalise sur les métiers « de base » nécessaires à toute société, et qui semblent aujourd’hui manquer de bras.
Un problème, des causes multiples
A. Le lien avec la fonction publique (ajustement de marchés publics) qui fixe les règles du jeu avec de fortes contraintes budgétaires qui ne permettent pas au marché de s’ajuster. Cette partie concerne les emplois essentiels qui font partie de la fonction publique.
Ici, nous avons deux causes économiques classiques : un marché administré publiquement, et des prix proposés qui sont objectivement insuffisants.
Que l’on soit clair : le problème ne vient pas du fait que nombre d’emplois nécessaires soient gérées publiquement. C’est tout à fait normal. Le marché ne peut pas guider seul ce qui fait grandement partie des communs. Sans quoi de nombreux citoyens en seraient privés.
Cependant, cette gestion publique à des implications, et notamment un ajustement plus complexe (et plus long) de l’offre et de la demande. Surtout, l’incapacité que nous avons en France (comme dans de nombreux autres pays développés par ailleurs) à équilibrer le budget public est un vrai problème pour permettre cet ajustement. De manière plus claire : il est difficile voire impossible de rémunérer plus grassement des professions essentielles afin de les rendre plus attractives.
Et il n’y a pas de solution simple à ce problème. Le plus rapide étant d’effectuer des arbitrages entre les différentes missions publiques, afin d’allouer plus de ressources aux secteurs considérés comme nécessaires. Mais selon l’opinion de chacun, tout pourra être considéré comme nécessaire …
En conséquence, les politiques ont plutôt tendance à ne pas trop arbitrer, et à chercher la croissance économique comme planche de salut pour permettre de financer toujours plus toutes les missions publiques. Car plus de croissance économique = plus de rentrées fiscales = plus de budget pour financer les missions publiques. Ce qui nous amène aujourd’hui à comprendre, de ce point de vue, l’addiction que l’on peut avoir à la croissance.
B. Le lien avec la qualification requise et les aspirations individuelles.
Ici, nous sortons du schéma habituel de l’économie classique.
Traditionnellement, selon la théorie classique, des métiers plus qualifiés obtiennent de meilleures rémunérations car la demande est moindre que pour des professions moins qualifiées. Mais ça, c’était il y a quelques décennies. Tant la structure de notre enseignement supérieur, que les attentes des individus en termes d’emploi et les besoins en la matière sont en décalage. Nous formons beaucoup de diplômés supérieurs et nous manquons de bras dans divers secteurs ne nécessitant pas de formation supérieure poussée. Et le fait est que la structure des salaires récompense encore aujourd’hui le diplôme là où le besoin sociétal n’est peut-être plus. En bref, nous sous-payons encore des métiers essentiels où nous manquons de main d’œuvre et surpayons des métiers qualifiés où le besoin est moindre. Les ressources ne s’ajustent pas de manière optimale …
Notons tout de même que malgré cela, nous manquons d’ingénieurs qualifiés. Tous les métiers qualifiés ne souffrent donc pas du même problème.
Mais nous avons tout de même un manque patent de travailleurs non qualifiés, et ce besoin est compensé en partie par l’immigration, qui offre un vivier de salariés non qualifiés. Ou même de salariés qualifiés mais qui sont prêt à effectuer des taches considérées comme ayant une moindre valeur ajoutée. On comprend de ce point de vue là le besoin et même l’addiction que nous pouvons avoir vis-à-vis de l’immigration.
Encore une fois, il est tout à fait compréhensible que l’on se trouve dans cette situation (bien que la théorie économique ne l’ait pas anticipé). Pour des parents ayant travaillé dur, dans des métiers faiblement qualifiés, le plus grand accomplissement est de permettre à ses enfants d’avoir une vie plus « facile ». Un travail moins éprouvant, plus épanouissant, des revenus plus confortables et surtout une considération sociale plus importante. C’est peut-être ce dernier point qui pourrait être travaillé. La Suisse offre un exemple intéressant d’un système de formation qui met les professions intellectuelles et les professions manuelles sur un pied d’égalité tôt dans la scolarité (grâce à l’apprentissage), et qui considère probablement un peu plus les métiers manuels que nous.
C. Le lien avec la valeur économique créée (le décalage entre ce qui « rapporte » directement et les communs ou tout ce qui sort de la sphère marchande).
C’est ici la cause qui nous éloigne le plus de la théorie économique classique. Enfin, vous verrez que moyennant quelques modifications, le problème pourrait être réglé. Si l’on résume brièvement l’activité économique de nos sociétés depuis la première révolution industrielle, nous sommes passés d’une économie où le secteur primaire représentait la majeure partie de la richesse économique créée ainsi que de l’emploi. Progressivement, un glissement est apparu vers les métiers de l’industrie, puis aujourd’hui, des services. Pourtant, plus on s’éloigne du secteur primaire, moins les activités semblent « nécessaires » (hors emplois publics).
Mais alors comment se fait-il qu’ils soient mieux valorisés économiquement ? Déjà parce qu’en valeur relative, les produits du secteur primaire (qui n’ont qu’assez peu évolué avec les révolutions industrielles) ont beaucoup perdu de leur valeur. La post alimentation dans un budget représente aujourd’hui beaucoup moins qu’il y a 50 ans, 100 ans, … . En 1960, c’était le premier poste budgétaire des Français. En 2010, le quatrième. Un seul poste budgétaire a autant (et même un peu plus) diminué : les biens manufacturés (vêtements, ameublement, …). Et les biens manufacturés font partie du secteur secondaire. Le glissement progressif de l’emploi vers le secteur tertiaire non-essentiel peut donc s’entendre comme un miroir de la valeur économique que nous octroyons aux produits de ces secteurs en tant que consommateurs. Car dans le même temps, les loisirs ainsi que les transports sont passés, respectivement, de 3ème et 5ème place à la 2nde et la 3ème place. Nous dépensons plus dans le secteur tertiaire à c’est donc ici que se trouve une plus grande part de la richesse nationale constituée par notre consommation intérieure. Cela explique en partie le décalage de rémunération qu’il peut y avoir entre des secteurs essentiels et d’autres qui ne le sont pas, au moins pour ce qui est du secteur tertiaire marchand (dont les loisirs et le transport font partie).
Ensuite, parce que nombre de fonctions essentielles n’ont pas de valeur de marché. Ici, ce sont les fonctions essentielles qui font partie du secteur tertiaire (qui a donc le plus « grossi »). Mais comme nous l’avons vu au début, ces métiers sont majoritairement des emplois de la fonction publique. Et leur rémunération n’est donc pas la conséquence de l’expression d’un besoin (de marché), mais de décisions politiques. Et comme nous l’avons vu, la contrainte budgétaire ne permet pas (ou dans des limites restreintes) de leur accorder une valeur salariale aussi importante que le besoin sociétal qui s’y trouve.
Alors que dans le même temps, tout un tas de fonctions de support qui sont apparues avec le temps ont acquis une grande valeur de marché. Si l’on devait situer ces métiers par rapport à ceux vus au-dessus, ils feraient partie du secteur tertiaire, mais n’apparaitraient pas dans le poste de dépense des ménages (par directement du moins). Pour une raison simple : il s’agit de services « support ». Ils s’adressent souvent aux entreprises, mais parfois aussi aux ménages. Leur objectif : permettre à leurs clients de gagner plus d’argent, dépenser moins ou gagner du temps (ce qui, In Fine, revient au même). Là, on entre clairement dans du non-essentiel. On y trouve les services financiers, immobilier, fiscaux, comptables, marketing, RH, …
Cela s’est produit en parallèle de la densification de nos économies modernes (développement de filières, de grands groupes, d’un tissu industriel), sur des fonctions support qui n’ont qu’un seul but : optimiser le fonctionnement de ce tissu industriel. En somme, permettre de gagner plus. Cette valeur économique directe sert par ailleurs d’indexation pour établir leur niveau de rémunération. C’est pour cette raison qu’un étudiant diplômé d’une grande école (tout ce que l’on apprend en école de commerce ne vise qu’une chose : optimiser le fonctionnement des entreprises) gagnera généralement plus qu’un maraîcher. Ce qui est ici très intéressant, c’est que ces métiers, qui captent une (très) grande partie de la richesse créée, n’existent que parce qu’il existe au préalable des grandes entreprises dont le développement les a progressivement éloignés de l’aspect essentiel de leurs métiers. Mais a permis des réaliser des économies d’échelle, de baisser les prix et d’accroître leur part de marché. La baisse de la part des produits du secteur primaire et secondaire dans notre budget s’explique par cette évolution vers des métiers d’optimisation. Et on peut considérer, de manière indirecte, que ce que l’on a gagné en pouvoir d’achat ici est également à la base du glissement des emplois vers du non-essentiels.
D. Enfin, n’oublions pas ce qui a permis les révolutions industrielles et donc ces évolutions du tissu de la production, de la consommation et de l’emploi : la surabondance d’une énergie à faible coût et transportable. De laquelle nous devons aujourd’hui nous passer pour des raisons de disponibilité de la ressource et des dégâts environnementaux qu’elle génère. Si l’on inclut ce paramètre dans le tableau que nous venons de voir, nous pouvons lui donner une autre signification. Nous avons pu nous extraire du travail manuel grâce à la machine. Nous avons augmenté la productivité sans cesse, libérant toujours plus de temps de loisirs et faisant baisser le cout relatif des « biens essentiels » (secteur primaire et secondaire). Dans le même temps, notre système éducatif et les attentes des individus se sont adaptés pour aller vers des fonctions de support et moins vers des métiers manuels. Ce afin de rendre encore plus optimal ce que nous avons créé grâce aux énergies fossiles et à la machine. Mais ce faisant, nous avons rendu dépendante notre force de travail à une base industrielle et de service forte et éloigné les travailleurs des secteurs essentiels. Pire encore, nous avons survalorisé la valeur du travail dans ces secteurs par rapport aux secteurs essentiels. Plus exactement, nous avons ici laissé le marché s’ajuster pour le secteur marchand. Pour le secteur des services publics, les rémunérations n’ont pas évolué à un rythme suffisant pour rendre ces métiers essentiels aussi attractifs.
Sauf qu’un biais se cache pour ces métiers de service public en comparaison des services « support » ou « d’optimisation » : les premiers ne génèrent pas de revenu et sont considérés comme un centre de coût, les seconds allouent la valeur (et donc les rémunérations) en fonction des revenus générés. C’est pour cette raison qu’ils font partie du secteur public par ailleurs. Mais c’est également pour cette raison qu’en l’absence de valeur attribuée aux services essentiels, ce qui arrive est tristement mais économiquement logique. En se refusant à accorder (ou estimer, présenter, …) la valeur que l’on accorde aux services publics essentiels, on empêche la rémunération de ces métiers de refléter cette valeur économique. Et cette rémunération se retrouve piégée par la contrainte budgétaire publique.
Nous nous retrouvons donc avec un système économique et d’emploi très peu résilient, mais surtout déconnecté de réalités concrètes et simples que sont le secteur primaire, une partie du secondaire et les services essentiels. Il dispose d’une valeur économique globale très forte, mais dispersée au sein de multiples fonctions support qui n’ont de raison d’exister que parce qu’il faut croître. Dans un monde où la croissance va être de plus en plus difficile à obtenir et où l’utilisation des énergies fossiles sera diminuée (de manière choisie ou contrainte), tout ceci va poser un problème.
Et le problème que nous constatons sur le marché de l’emploi de nombreux métiers essentiels mais faiblement qualifiés ne sont qu’une des faces émergées de cet immense problème.
En conclusion : faut-il s’en remettre au marché ?
Si l’on devait résumer tout ceci en quelques lignes, le problème du mauvais ajustement actuel du marché du travail attrait à une distribution de la valeur qui n’est pas optimale. La valeur pécuniaire du travail mais également sa valeur symbolique, sa désirabilité. Avec d’un côté, des métiers de service public, de l’autre, des métiers du secteur marchand (primaire et secondaire principalement) faiblement qualifiés. Tous deux souffrent de cette dévalorisation, avec des causes communes (système scolaire, désirabilité) mais également des causes qui leur sont propres (rigidité de la gestion publique, baisse de la part de la richesse représentée par certains de ces secteurs, absence de valeur pécuniaire pour d’autres). Certains déterminants de cette situation sont propres à des mécanismes de marché, d’autres à leur absence.
Aurait-on pu faire différemment ?
Je ne le pense pas.
Peut-on désigner un coupable (traditionnellement, dans le débat en économie, l’Etat ou le Marché) ?
Je ne le pense pas non plus.
Que va-t-il se passer ?
Le jour où, alternativement, l’offre d’emplois essentiels sera insuffisante faute de rémunération, ou alors la productivité élevée sera plus coûteuse du fait de la raréfaction des ressources la sous-tendant, la valeur sera redistribuée. Les mécanismes économiques classiques ont ce pouvoir (et de le faire dans un délai record), mais encore faut-il que nous le souhaitions. Car derrière le fonctionnement de ce système (et ses dysfonctionnements), il y a avant tout des choix individuels. Le marché seul et de meilleures rémunérations allouées aux fonctions essentielles ne suffira pas. Il faudra aussi éveiller à l’intérêt de ces métiers. Plus encore aujourd’hui qu’hier, je pense en effet que l’attrait financier pèse moins dans les choix d’orientation professionnelle que le confort lié à la profession. Et s’il y a un point commun à nombre des professions essentielles, ce sont des conditions de travail qui ne sont pas celles d’un bureau dans une tour parisienne.
Que faire ?
Étant donné la rapidité des réactions de marché, nous pouvons observer ce qu’il se passe dans un pays qui confie au marché presque tous les aspects de son économie : les USA. Observer, non pas pour imiter, mais pour anticiper ce qu’il risque de se passer et s’adapter pour amortir un maximum le potentiel choc social.
L’exemple des éboueurs de New York serait presque inimaginable ici. Après 5 ans d’ancienneté, leur salaire atteint 70k$. C’est un exemple de valorisation d’une fonction essentielle en s’abstrayant du niveau de qualification requis, de l’image de la profession ainsi que de l’absence de valeur économique apparente à cette activité. Mais c’est également un exemple de réponse de marché à un problème d’emploi essentiel (à l’Américaine, certes, mais cela doit bien fonctionner) : la richesse générée par la ville de New York est en partie réinvestie de cette manière. Une ville de moindre envergure ou générant moins d’activités de support très lucratives n’aurait certainement pas les moyens de procéder ainsi.
C’est le problème des réponses de marchés et c’est cela qu’il faut observer pour s’y adapter. Mais ceci n’est qu’un exemple des nombreuses implications que l’on peut observer outre atlantique. D’autres sont plus problématiques : par exemple, la crise de la dette des étudiants, qui surpayent un diplôme sans avoir de perspectives en face (ou trop peu rémunérées). Cela dure depuis déjà plus d’une décennie, et concerne autant des pilotes de ligne que de nombreuses autres professions pour lesquelles la désirabilité est forte mais la valeur économique de moins en moins grande. Et à la clé, des jeunes salariés endettés jusqu’au cou avec un métier rêvé mais qui ne correspond plus (ou de moins en moins) aux besoins de la société.
On voit ici encore une fois les limites du marché, et les dérives qu’il faut éviter. Entre ajustement rapide par le marché, rigidité de l’encadrement public, désirabilité des professions, valeur pécuniaire et besoin sociétal, la ligne sur laquelle nous allons marcher sera fine.
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