Consommation et épargne : analyse économique et écologique

Par François GALVIN  •   Publié le jeudi 20 juin 2024
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A. L’épargne et la consommation en économie

 

Traditionnellement en économie, l’épargne est présentée comme la partie du revenu que nous percevons qui n’est pas consommée. Mais également comme une action volontaire ayant pour but la réalisation de projets futurs.

 

Si l’on traduit autrement cette présentation de l’épargne, cela signifie accepter de se priver de consommer immédiatement pour réaliser un projet futur de plus grande envergure.

 

Et ça, c’est très intéressant, à plusieurs titres : 

 

  • Déjà parce qu’en économie classique, l’épargne n’est pas censée exister. Cela remettrait en cause la loi de Say (du nom de l’économiste français Jean Baptiste Say), qui présente le système économique comme parfaitement équilibré, où tout achat correspond à une vente quelque part. Donc où l’argent circule sans cesse, et où aucune crise monétaire ne saurait exister. Si cette vision d’équilibre parfait a été (et est encore parfois) acceptée, de célèbres théoriciens tels que Keynes ou Marx en avaient déjà fait la critique. Mais cette définition moderne de l’épargne ne semble pas empreinte de ces théories alternatives (on en est désormais bien loin et on sait bien le rôle que jouent la confiance et la consommation lors des crises financières). C’est simplement un constat pratique d’un comportement individuel : anticiper l’avenir et ne pas se contenter de satisfaire ses besoins immédiats.

 

  • Par extension, parce que cela ajoute une dimension absente de la théorie économique : la dimension dynamique (ou la projection temporelle). Dans les grands « équilibres » plus ou moins factices, qu’il s’agisse de la loi de Say ou de l’offre et la demande, tout est analysé de manière statique (« toutes choses étant égales par ailleurs »). Or, rien n’est jamais égal par ailleurs. De même que pour ce qui relève de systèmes humains, toute équilibre apparent n’est que la réduction d’un chaos qui tend à fonctionner, parfois, de manière correcte, sans que l’on puisse expliquer exactement pourquoi.

 

  • L’individu économique (l’homo œconomicus) est décrit comme parfaitement rationnel, étant capable de classer ses préférences en matière de consommation, de les lister, de comparer, … bref un consommateur comme aucun d’entre nous ne le sera jamais. Par contre, la dimension dynamique et la projection temporelle n’est pas intégrée dans les calculs d’homo œconomicus. Le seul moment où cette dimension temporelle est abordée, c’est lorsqu’il faut établir la rémunération du renoncement à la consommation que représente l’épargne. Mais elle n’est pas abordée du point de vue de celui qui renonce à consommer, mais de celui dont le métier est d’investir. C’est-à-dire que le taux d’intérêt (prix du renoncement à la consommation), est généralement calculé en fonction du rendement des actifs sans risques, de sorte qu’une prime de risque raisonnable incite l’épargnant à investir. Enfin plutôt l’investisseur institutionnel car à aucun moment l’épargnant ne sera conscient de la prime de risque réelle dont il bénéficie. Surtout, le renoncement à un acte de consommation ne peut pas se calculer en fonction du rendement d’autres actifs … C’est avant tout un choix individuel où chacun, selon sa situation, ses besoins, attribuera un coût psychologique au renoncement à la consommation d’autant plus grand que ses moyens sont faibles. Tout cela n'apparait nulle part : ni dans le fonctionnement d’homo œconomicus, ni dans la fixation de la rémunération d’une solution de placement.

 

Donc la notion même d’épargne et sa pratique par les individus ont amené, sans le vouloir, l’économie vers plus de réalisme. À intégrer des aspects psychologiques avant que des disciplines spécialisées telles que la finance comportementale ne s’y intéresse. À accepter de se détacher de modèles mathématiques ne correspondant pas au réel.

 

 

B. L’apport de la psychologie

 

Sans le vouloir, la psychologie étudie depuis longtemps le sujet de l’épargne. Enfin pas directement, mais celui du renoncement à la consommation immédiate (étude de la gratification différée). Notamment avec le test du marshmallow (https://fr.wikipedia.org/wiki/Test_du_marshmallow). Pour faire court, on étudie la tendance que des jeunes enfants peuvent avoir à préférer consommer immédiatement 1 marshmallow alors que s’ils attendent un délai raisonnable, il en aura droit à 2. Et là, on réalise que non seulement nous ne sommes pas égaux face à la gratification différée, mais également, ces différences sembleraient impacter durablement la vie des jeunes individus étudiés.

 

Dit autrement, nous ne sommes pas tous capables, de la même manière, de nous projeter dans l’avenir et de résister à une tentation quelconque quand bien même nous avons la certitude (ce qui n’est pas le cas de l’épargne d’ailleurs …) que la récompense sera double si nous résistons.

 

Justement, épargne et psychologie furent parmi les premiers sujets d’étude de finance/économie comportementale. Notamment Richard Thaler, second prix Nobel d’économie décerné à l’économie comportementale (mais premier économiste, après celui du psychologue Daniel Kahneman). Ses travaux ont, entre autres, porté sur les difficultés d’épargne salariale volontaire en vue de la préparation de la retraite. Plus spécifiquement, dans les pays anglo-saxons, au sein desquels le système de retraite est majoritairement privatisé.

 

Ce sont ces mêmes travaux qui ont été utilisés pour inaugurer le premier grand test d’économie comportementale en politique. En l’occurrence, c’est le gouvernement Anglais qui a constaté qu’une partie importante de sa population ne mettait pas assez de coté pour sa retraite que cela serait un problème un jour. Ils ont fait appel à R. Thaler et sa méthode du Nudge (coup de pouce) pour remédier au problème. Le principe du nudge est simple : notre cerveau fonctionne de telle manière que nous avons tendance à occulter (globalement, pas tout le monde !) les conséquences de certains de nos choix, quand bien même nous savons qu’ils sont dans notre intérêt. La plupart du temps, cela se fait de manière inconsciente. C’est d’ailleurs souvent parce que nous ne passons pas de temps à y penser que nous prenons ces décisions de manière parfois inconséquentes. Le nudge se défini comme une incitation à prendre la décision qui irait dans notre intérêt. Il est important de noter que le nudge ne s’applique pas à tout type de choix (notamment politique ou commercial), et qu’il doit rester « à la main » du bénéficiaire, c’est-à-dire qu’il ne doit nullement être une contrainte. Les domaines d’application sont larges, d’autocollant placé dans les urinoirs afin d’améliorer la précision des utilisateurs, en passant par le don d’organes, ou encore le taux d’épargne volontaire des salariés en prévision de leur retraite. 

 

Si les moyens utilisés pour donner le coup de pouce peuvent être divers, ils reposent souvent sur l’architecture du choix. C’est-à-dire que face à des choix dont les conséquences sont lointaines et complexes (comme celui de l’épargne ou du don d’organes), nous ne pouvons que difficilement saisir réellement ce qui est dans notre intérêt ou celui de la société. Donc souvent, lorsque l’on va être confronté à ce choix, nous le feront par défaut. Divers mécanismes psychologiques sont ici à l’œuvre, notamment le biais d’attribution causal, qui fait que l’on ne s’en voudra moins si les conséquences d’un choix nous sont néfastes et que le choix a été fait par défaut ou a été sciemment effectué. Et les résultats peuvent être spectaculaires. Pour le don d’organes, les pays qui demandent aux citoyens de se déclarer donneurs d’organes ont en moyenne entre 10 et 20 % de donneurs. Dans les pays qui considèrent que tous leurs citoyens sont donneurs d’organes en cas d’accident, et demandent à ceux qui s’y opposent de le spécifier, le taux de donneur est proche de 80%.

 

Appliqué à l’épargne salariale, le nudge consiste à automatiser par un simple choix (une case à cocher lors de la signature du contrat de travail) le fait que les sommes placées en vue de la retraite augmentent automatiquement à chaque revalorisation salariale. En effet, Thaler et son équipe se sont rendu compte qu’en dehors de la conclusion du contrat de travail, les travailleurs n’effectuaient plus de choix et conservaient le même niveau d’épargne. Or, le salaire évoluant au cours de leur carrière, un décalage croissant se creuse entre leur niveau de rémunération et celui que leur épargne leur permettra d’avoir à la retraite. En automatisant ce suivi à la signature du contrat de travail, ils ont obtenu des résultats probants limitants le manque d’épargne salarial au cours de la carrière de nombreux travailleurs.

 

 

C. De l’épargne à la sobriété : une application transversale de la gratification différée 

 

Sauf miracle technologique qui nous sauverait de nous-même, tous les experts sont unanimes, il va falloir changer notre mode de vie et de société. Au niveau individuel, cela se décline par moins de consommation. D’ailleurs, un grand nombre de décisions plébiscitées au niveau collectif dans le cadre de la transition énergétique auraient des implications sur le coût de presque tous nos produits de consommation (par exemple, l’instauration d’une taxe carbone aux frontières, ou encore la tarification du carbone pour les entreprises). In Fine, que ce soit individuellement ou collectivement, la sobriété sera. Et elle peut être choisie (niveau individuel) ou contrainte (niveau collectif).

 

Pour ma part, je pense que tout se réduit plus ou moins au niveau individuel (les choix collectifs étant issus de nos actions individuelles démocratiques). Coup de bol, la sobriété, à ressources égales, c’est de l’épargne supplémentaire. C’est peut-être la seule bonne nouvelle de la situation : il y a un alignement d’intérêt direct entre consommer moins et épargner plus ! Mais ce n’est pas ce qui nous intéresse ici. Ce que nous allons étudier, c’est la similitude entre l’épargne et la sobriété. C’est-à-dire le renoncement à un « plaisir » immédiat, incarné par la consommation (puis, théoriquement, l’obtention d’une gratification différée).

 

En fait, le renoncement à la consommation immédiate, que ce soit pour épargner ou pour être plus sobre, c’est la même chose. Psychologiquement, l’effet de la privation est le même. Donc tout ce qui a été vu au-dessus s’agissant des études d’économie comportementale visant à aider les individus à épargner plus pour leur retraite pourrait s’appliquer. Avec deux différences notables dans le cas de la sobriété : l’absence de gratification (matérielle) différée et le cadre d’intervention beaucoup plus complexe. 

 

C’est ce dernier point qui est le plus difficile à adresser : à l’inverse de l’épargne-retraite qui peut « s’automatiser » lors de la conclusion d’un contrat de travail, les actes de consommation arrivent très souvent, dans un cadre géographique et temporel différent. Impossible donc d’appliquer une méthode simple d’architecture du choix à la manière des nudges pour favoriser l’épargne-retraite ou le don d’organes. Pour résoudre ce problème, il faudra aller plus loin dans les recherches en psychologie cognitive puis en économie comportementale. Mais je n’ai pas de doute sur le fait que ce soit réalisable : le domaine est très récent et les premières applications sont nécessairement les plus simples à mettre en œuvre. En outre, on pourrait très bien imaginer, à l’instar des paquets de cigarettes en France, un nudge « bête et méchant » qui rappelle l’impact de simples actes de consommation (bien que ce ne soit, à mon avis, pas la manière la plus efficace de faire).

 

Pour l’absence de gratification matérielle différée, deux options : la remplacer ou la comparer. La comparer, ça revient un peu à ce que j’écrivais au-dessus : la comparer à l’épargne. Mettre en avant l’argent économisé par la sobriété. Mais le problème de cette approche, c’est que l’on en arrive toujours, à un moment ou à un autre, à la dépense de cet argent. Tout va dépendre de ce que l’on en fait. Et cela peut aller dans le bon ou le mauvais sens. Donc ramener la sobriété à un gain d’argent différé ne suffira pas. On peut par contre l’adjoindre d’une dimension collective.

 

L’épargne a déjà réussi le « miracle » de modifier notre perception de l’économie et d’ajouter une dimension pour laquelle nous ne sommes pas « câblés » : la projection dans le temps. Nous pourrions tout à fait travailler à ajouter une autre dimension, tant à l’épargne qu’à la consommation : la dimension collective. C’est d’ailleurs quelque chose que nous faisons (généralement) assez bien en société : lorsque l’on se demande, avant d’engager une action, si on aimerait qu’un tiers engage cette action à notre encontre (« ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse »). C’est une réflexion qui apporte cette dimension collective dans nos choix. Et donc la gratification différée manquante à la sobriété pourrait trouver son salut dans la dimension collective de nos choix de consommation.

 

Je pense que c’est cela, rendre désirable la sobriété. Derrière les mots et les discours à ce sujet (qui sont malheureusement assez vides de propositions), il y a de nombreux choix que nous faisons au quotidien dans l’intérêt d’autrui. Et nous en tirons une satisfaction. Cette satisfaction, c’est la prise en compte de la dimension collective de nos actions. Dans le cas d’un acte de non-consommation, cette satisfaction peut être double : au moment où l’on se refuse à consommer, et (à l’instar de l’épargne) de manière différée quand nous utilisons l’argent ainsi économisé pour réaliser un projet. S’il s’avère que ce projet s’inscrit de surcroit dans la logique collective (par exemple, la rénovation énergétique de son logement), la gratification est à la fois immédiate et différée.

 

De même, il faudra (et on commence déjà, mais timidement) ajouter cette dimension dans l’épargne également. C’est-à-dire penser le fléchage de notre argent non consommé vers les secteurs qui en ont le plus besoin. À ce jour, cela se limite à arrêter de le flécher vers les pires acteurs en matière environnementale (tels que les extracteurs d’énergie fossile). Mais il reste encore tant faire pour aller plus loin.

 

 

Conclusion

 

Consommation et épargne sont les deux faces d’une même pièce : celle des revenus que nous percevons. Nos choix d’épargne se lisent en partie grâce à l’absence de consommation qui en découle. L’analyse de l’épargne a permis à la discipline économique d’enrichir son approche au travers d’une dimension temporelle qui n’existerait pas à la lumière de la seule consommation. 

 

Le récent apport de la psychologie expérimentale à l’économie a initié de nouveaux leviers de compréhension de cette dimension temporelle et de la difficulté que nous avons à faire des choix avisés dans cette perspective. Mais également des outils pour nous y aider. Il est donc désormais temps d’appliquer ces recherches et outils à la consommation, dans le but de faciliter ce qui sera probablement le plus difficile dans le cadre d’une transition énergétique et sociétale réussie : accepter de consommer moins (la sobriété).

 

Pour ce faire, il sera probablement souhaitable d’ajouter une autre dimension dans l’étude de nos choix d’épargne comme de consommation : la dimension collective.

 

Il ne faut pas oublier que ce sont les bases (très anciennes) de l’économie classique qui nous amènent à penser les choix en matière économique (ici l’épargne et la consommation) de manière individuelle (la fameuse « main invisible »). Mais on connait depuis longtemps ses limites. Et le problème est que la dimension collective a toujours été pensée de manière politique et centralisée (et en opposition totale aux modèles classiques). Mais ce n’est pas une fatalité. Nous pouvons très bien intégrer la dimension collective de nos choix individuels d’épargne comme de consommation.

 

 

Modélisation

 

Mais il serait peut-être utile de modéliser tout ceci, à la manière des économistes dans un premier temps :

 

Tout d’abord, une petite pause sémantique : un terme économique existe déjà pour mesurer (de manière très réductrice) la satisfaction ou le bien être que la consommation nous apporte au niveau individuel : l’utilité. Qu’il suffit donc de décliner de manière collective. 

 

Ce qui nous donnerait une matrice d’analyse de l’acte d’épargne / consommation comme suit, avec deux dimensions : la dimension temporelle (statique / dynamique) et la dimension utilitaire (individuelle / collective). Les encarts verts indiquent les impacts positifs, qu’il s’agisse d’utilité individuelle ou collective. Les encarts jaunes, ceux qui peuvent être positifs comme négatifs en fonction des choix réalisés. Les encarts bleus, ceux qui sont négatifs.

 

Note importante : je n’inclus pas dans l’utilité individuelle la satisfaction évoquée plus haut que l’on peut (et que l’on devrait) ressentir lorsque l’on participe à quelque chose de collectif. C’est-à-dire que toute la ligne du bas (dimension individuelle) s’entend de la même manière que les économistes classiques la liraient. Ce qui implique que ce que l’on voit au travers de cette matrice pourrait être encore plus positif … mais il est préférable de rester sur un terrain connu à des fins de crédibilité de la démarche.

 

Et il en ressort un enseignement : l’acte d’épargne / non-consommation n’est pas un jeu à sommes nulles. La seule chose qui restera quoi qu’il arrive négative sera la privation de consommation immédiate (au niveau individuel), ce qui est toujours le cas lorsqu’on épargne. Par contre, le résultat peut être globalement très positif, grâce à l’utilité collective notamment. Mais pour cela, il faut réaliser des choix d’épargne et de projet à réaliser qui soient également en adéquation avec l’intérêt collectif. Ce qui est un autre vaste sujet à explorer !

 

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