Les nouveaux apprentis sorciers : le laboratoire monétaire

Par François GALVIN  •   Publié le mardi 27 août 2024
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Entre démocraties illibérales, contexte économique inédit et tentations populistes, la période moderne n’est pas sans surprendre les observateurs du monde politique et économique. Enfin surtout ceux qui, comme moi, ont grandi à la fin du XXè siècle, et qui voyaient avec la fin de la guerre froide une forme d’époque de stabilité moderne, fermement attachée à la liberté et au savoir (« la fin de l’histoire » selon le politicien et philosophe Francis Fukuyama).

 

Malheureusement, à peine le XXIè siècle débuté, les évènements vont plutôt doucher ces espoirs, avec un retour en force de dirigeants autoritaires dont les préoccupations tournent plus autour de la mainmise sur le pouvoir (déni démocratique intérieur) et l’expansion territoriale (déni des frontières extérieures).

 

Même les régimes démocratiques les plus anciens semblent rongés par des maux internes que l’on pouvait penser obsolètes. Suspect aux yeux des populations, le savoir devient source de méfiance et non d’inspiration.

 

Ce qui m’intéresse en particulier ici, c’est l’utilisation du savoir économique en matière de politique monétaire. Plus précisément, c’est l’influence du pouvoir politique de certains pays sur la politique monétaire dirigée par les banques centrales. 

 

Car dernièrement, on observe de nombreuses les décisions qui vont à l’encontre de la théorie économique. Il semble même que l’on assiste à des expérimentations grandeur nature, qui pourraient être riches de renseignement. Tant en matière économique que dans la manière qu’ont certains dirigeants de gouverner.

 

 

A. De l’indépendance des banques centrales

 

Au cœur du laboratoire monétaire que nous étudions ici, nous trouvons les liens tumultueux entre activité économique (croissance), taux d’intérêts et inflation. 

 

Depuis les années 90, il est de coutume que d’établir une relative indépendance entre les autorités monétaires et exécutives des pays. L’objectif, que le gouvernement puisse gérer la politique budgétaire du pays, la banque centrale la politique monétaire. 

 

Ce qui présente un inconvénient majeur : Le policy mix, l’action conjointe de la politique budgétaire et de la politique monétaire pour diriger l’économie d’un pays est plus compliquée à mettre en œuvre.

 

Mais alors pourquoi promouvoir l’indépendance des banques centrales ?

 

L’idée sous-jacente est que la politique monétaire est un long processus dont les résultats ne coïncident pas forcément avec les agendas politiques. Autrement dit, gérer la masse monétaire en circulation doit se faire à plus long terme que gérer le budget d’un pays.

 

Le risque principal auquel les banques centrales font face est celui de l’inflation. C’est d’ailleurs leur mission principale que de maintenir une inflation limitée. Avant la croissance économique du pays (bien qu’il y soit souvent fait mention dans leur mission également, mais c’est généralement au travers d’un taux d’inflation positif mais sous contrôle qu’elle y parvienne).

 

Pour limiter le risque qu’un dirigeant fasse fi des conséquences inflationnistes d’une politique monétaire généreuse, en ne pensant qu’à une réélection proche par exemple, il est aujourd’hui globalement accepté que la politique monétaire soit gérée de manière indépendante du pouvoir politique.

 

Enfin, l’indépendance n’est jamais totale, et comme nous le verrons plus loin, c’est plus l’idée de laisser des spécialistes de la politique monétaire gérer la banque centrale que celle d’une absence de lien entre pouvoir politique et autorités monétaires qui importe. Surtout quand les directions des autorités monétaires vont à l’encontre des intérêts immédiats du pouvoir politique …

 

 

B. Un état des lieux contrasté. 

 

Premièrement, et cela peut surprendre, qui dit illibéralisme ne dit pas forcément contrôle politique de la politique monétaire menée par la Banque Centrale. 

 

B.1. La Russie

 

La Russie, par exemple, a récemment reconduit une gouverneure largement reconnue pour son sérieux monétaire. Et qui porte les taux directeurs russes à un taux élevé, de l’ordre de 19% par an, alors que l’inflation se situe à un niveau, certes élevé, de 9.1%. Mais les taux d’intérêts réels restent largement positifs (+10 points), imposant un régime strict à l’économie russe. Cela afin d’atteindre l’objectif d’inflation de 4% souhaité par la Russie.

 

Il semble évident que l’intérêt politique immédiat de Poutine serait un moindre niveau de taux d’intérêts, afin de ne pas trop pénaliser l’activité économique en Russie. Mais il accepte visiblement ce régime. Peut-être que l’absence de réelle opposition politique limite la pression de réélection que d’autres dirigeants subissent, ou que la volonté d’affirmer le sérieux financier de la Russie vis-à-vis de ses partenaires peuvent expliquer cette acceptation. 

 

Et on peut largement considérer que le régime illibéral russe laisse la banque centrale et sa gouverneure gérer les taux directeurs de manière libre dans l’unique but de contenir et combattre l’inflation.

 

 

B.2. La Turquie

 

Ce qui est observable en Russie ne l’est pas en Turquie. Les contextes sont différents. Le niveau d’illibéralisme politique en Turquie semble moindre qu’en Russie et une opposition politique existe là-bas, malgré les diverses tentatives du gouvernement en place d’atteindre à l’indépendance de certaines instances de la démocratie turque (notamment sur l’indépendance de la justice ou des médias). L’enjeu électoral existe en tous cas toujours.

 

Lien de cause à effet ou pas, Erdogan, dirigeant du gouvernement turc, a décidé en 2022 de « reprendre la main » sur la politique monétaire du pays, au grand damne des économistes internationaux. En effet, alors que l’inflation se situait déjà à un niveau élevé (de l’ordre de 20% / an), il a décidé d’ordonner une baisse du taux directeur là où le comportement traditionnel d’une banque centrale (visant une stabilité des prix, ou légèrement à la hausse) aurait été de les augmenter franchement. Notons que l’inflation habituelle sur les 10 années précédentes évoluait entre 5 et 10%.

 

L’objectif ouvertement affiché : ne pas nuire à l’activité économique du pays. Autrement dit, stimuler la croissance. Sans tenir compte des conséquences souvent encore plus négatives d’une masse monétaire hors de contrôle (inflation très élevée voire hyperinflation). Ces décisions politiques ont même hérité d’un nom rendant hommage à son architecte : les erdoganomics.

 

Depuis, le taux d’inflation de la Turquie oscille entre 40 et 80%. Ce qui veut dire, de manière concrète, que les prix sont multipliés par deux tous deux ans. Ce que l’on peut acheter par le biais de la livre turque diminue donc de manière franche et rapide. Ce qui n’incite pas à épargner, mais plutôt à dépenser très vite ses devises. Ce taux d’inflation est d’ailleurs le second plus important du G20, derrière l’Argentine désormais célèbre pour ses problèmes d’hyperinflation (260% de taux d’inflation).

 

Et cette situation pèse lourd sur les ménages les plus pauvres. S’il peut y avoir des gagnants, notamment ceux ayant bénéficié de crédits peu chers compte tenu de l’inflation, la majorité de la population la subit. Mais plus que la paupérisation générée par des prix courants en forte augmentation et des revenus en croissance plus faible, c’est l’instabilité générée qui pose problème. C’est-à-dire que la livre turque ne peut plus endosser sa fonction de réserve de valeur, permettant aux individus en disposant de préparer financièrement leur avenir. Sauf à prendre des risques en investissant, mais mieux vaut dans ce cas contracter un crédit. L’argent en vient à brûler les doigts de leurs détenteurs. 

 

L’expérience fut de courte durée. C’est l’« avantage » de la situation : les répercussions se sont faites sentir tellement vite que les erdoganomics ont pris fin en juin 2024, avec la nomination d’un nouveau ministre des finances et 8 augmentations successives de taux directeur pour atteindre 45%. Ce qui est encore bien inférieur au taux d’inflation mais reprend la bonne direction.

 

La leçon que l’on peut retenir des expériences de l’apprenti sorcier Erdogan est simple : un fort déséquilibre entre taux d’inflation (élevé) et taux directeur (bas) engendre encore plus d’inflation !

 

Bref, rien de bien nouveau sous le soleil des économistes.

 

 

B.3. La tentation populiste aux USA

 

À la fin de son (premier) mandat, Trump a également joué de différentes manières avec la politique monétaire des USA. 

 

La marge de manœuvre de l’état fédéral est clairement moindre que celle dont dispose Erdogan en Turquie après presque 20 ans de « règne ». Mais avec Trump, on n’est jamais à l’abri des surprises, notamment lorsqu’il s’agit de s’asseoir sur les institutions chères à la démocratie américaines (en atteste les attaques du capitole suite à la victoire de Biden en 2021).

 

Et compte tenu de l’exposition médiatique des décisions de la banque centrale américaine (le FED, qui fait un peu office de météo des marchés financiers), il aurait été surprenant qu’il ne s’en mêle pas.

 

Tout d’abord critique envers Jellen, l’ancienne gouverneure de la FED, durant sa première campagne présidentielle, il nomme Powell à sa place une fois élu. C’est en effet un des « pouvoirs » du président américain sur la banque centrale (qui rend l’indépendance de la FED toute relative). Réputé pour son parti-pris « pro croissance », le choix de Powell était un choix populiste parfait.

 

Sauf que Powell a lui aussi, en tant que gouverneur de la FED, son agenda, et que dans la continuité de Jellen, il a amorcé la hausse de taux d’intérêts. Là où les autres zones monétaires (Europe notamment) ne le faisaient pas dans la mesure où l’activité économique était bien moindre et le risque inflationniste également. Ce qui a valu à Powell un acharnement médiatique de la part de l’ancien locataire de la maison blanche.

 

Jusqu’à la crise du Covid19 et ou les relations entre les deux protagonistes se sont, à l’instar des taux directeurs de la FED, assouplies. Pour Trump, cela semble simple : une bonne banque centrale est une banque centrale qui baisse les taux !

 

Qu’importe l’inflation … 

 

 

B.4. Réserve fédérale (FED) et Banque Centrale Européenne (BCE) post 2008 : les premiers apprentis sorciers ?

 

En utilisant le terme d’apprentis sorciers, j’étais obligé citer les politiques d’assouplissement quantitatif menées par la FED et la BCE durant 10 années, à la suite de la crise financière de 2008.

 

Car à l’époque, je n’étais encore qu’étudiant, mais les orientations prises par les banques centrales à la suite de la crise financière de 2008 ont inquiété l’immense majorité des économistes. Et je pense que c’est à ce moment que j’ai dû pour la première fois entendre le qualificatif d’apprenti sorcier affublé à des gouverneurs de banques centrales.

 

La crise économique qui suivit la crise financière amorcée en 2008 fut profonde. Et à l’issue de cette crise, inflation comme croissance étaient en berne, et ce plusieurs années durant. Une situation inédite en occident (pas au Japon, comme nous le verrons plus bas). Et rien ne semblait pouvoir relancer la machine.

 

La FED comme la BCE ont fixé et conservé des taux directeurs négatifs mais cela ne suffisait pas. Elles ont donc procédé à des rachats d’actifs financiers massifs (titres souverains et créances bancaires). Ces politiques monétaires furent qualifiées de « non-conventionnelles » bien que leurs objectifs soient similaires : tenter de faciliter les financements bancaires et de relancer l’activité économique.

 

Quel était le risque perçu par de telles politiques ? Le même que celui auquel fait face la Turquie : l’inflation. On parlait même de risque d’hyperinflation à l’époque tant le volume de capitaux engagés était important.

 

Mais au final, rien de n’est passé, ou presque … ni une forte croissance, ni une inflation hors de contrôle. Les apprentis sorciers s’en sont bien tirés cette fois-ci, mais nous comprenons encore mal pourquoi les craintes des économistes de ne sont pas réalisées. J’ai ma petite théorie (à lire ici), mais il s’agit probablement d’un cumul de facteurs.

 

Et en fait, à y regarder de plus près, une situation similaire avait déjà été vécue, mais sans provoquer de grands remous dans les milieux économiques occidentaux …

 

 

B.5. La Bank of Japan (BoJ) depuis 1990

 

Et c’est au Japon qu’il faut aller pour la rencontrer. C’est peut-être là que les premiers apprentis sorciers monétaires de l’époque moderne sont apparus. En cause, une crise immobilière (et financière) qui frappe l’archipel à la fin des années 1980. 

 

Au préalable, la Japon avait connu une période de croissance sans précédent, leur ayant permis de se hisser à la seconde place mondiale du classement du PIB (le PIB / habitant étant passé de 10k$ au début des années 80 à 44k$ au début des années 90 – il est resté « stable » depuis).

 

La situation que rencontre le Japon depuis l’éclatement de cette bulle immobilière n’est pas sans rappeler celle que l’on a connue post crise des subprimes en 2008. Mais en probablement pire. Car depuis 1990, le Japon essaye de relancer l’inflation (ne parlons même pas de croissance). Ce qui était « l’ennemi » des banques centrales ici était en cruel manque là-bas. Les gouvernements se sont succédé et presque aucun n’a réussi à faire frémir la croissance ou même simplement l’inflation, sauf sur de courtes périodes. Depuis 2022, l’inflation est restée au-dessus de 2%, une première depuis 30 ans …

 

Tout ou presque semble y avoir été expérimenté. Sur le volet monétaire, les taux centraux fixés par la Bank of Japan (BOJ) sont restés en territoire négatif très très longtemps. Sur le volet budgétaire, les gouvernements successifs ont mis en œuvre des plans de relance qui n’ont abouti qu’à l’accroissement phénoménal de la dette du pays. Ramenée à son PIB, la dette du Japon est passée de 40% au début des années 90 à près de 270% aujourd’hui.

 

La dette française, s’élevant légèrement au-dessus des 100% du PIB, ferait presque pâle figure à coté … mais avant que cela n’inspire quelques dirigeants politiques, rappelons que la dette japonaise est détenue en quasi-intégralité par sa population. Et qu’elle accepte de ne quasiment pas être rémunérée pour cela (taux d’intérêts faibles ou négatifs obligent). Là où chez nous, la dette publique est grosso modo détenue à moitié par pays étrangers (dont le Japon) et institutions financières. 

 

On aurait pu, déjà à cette époque, se rendre compte avec le cas japonais, de la complexité plus importante qu’anticipée par la science économique des liens entre inflation, croissance et taux d’intérêts. Car derrière la croissance économique se cachent de nombreuses subtilités, certaines objectives et observables telles que la croissance de la population, d’autres plus subjectives telles que la confiance en l’avenir (nécessaire pour transformer des taux bas en croissance) ou l’approvisionnement en énergie (thèse de J.M. Jancovici).

 

 

En conclusion

 

Vous l’aurez compris, les liens entre inflation, croissance économique et taux directeurs sont complexes. Ce qui a été théorisé sous forme d’équations économiques est comme souvent réducteur vis-à-vis de la réalité. Enfin, c’est surtout que comme souvent en sciences sociales, nous découvrons de nouvelles situations, de nouveaux contextes, qui permettent de mieux comprendre ces relations complexes. Et quelque part, nous serons toujours obligés de faire office d’apprentis sorciers selon la situation.

 

Néanmoins, tout déséquilibre majeur est à proscrire car bien que les contextes changent, ils ne remettent pas en cause l’existence de ces liens (ils en complexifient la compréhension). C’est ce que l’exemple de la Turquie nous montre. La tentation sera malheureusement toujours là pour une personnalité politique omnipotente, de ne regarder que le lien taux directeur / croissance, en oubliant l’inflation dans l’équation. Surtout s’il n’est pas intéressé par ce qu’il se passera après faute de possible réélection. C’est d’ailleurs la raison d’être même de l’indépendance des banques centrales. 

 

De même, en l’absence de dirigeant politique omnipotent, nous pourrions également faire face à une situation économique inédite, qui pousse les banques centrales à expérimenter de nouveau. Il y a même fort à parier que cela arrive. Car au cœur de la politique monétaire, surtout dans un contexte faiblement inflationniste, se trouve la quête de croissance, à laquelle nos sociétés sont aujourd’hui addictes. Or, la démographie commence à ressembler de plus en plus à celle du Japon des années 1990. De même, l’approvisionnement et l’utilisation d’énergies fossiles risque fort d’être plus compliquée à l’avenir. Et probablement de nombreux angles morts que l’on ne percevra qu’à postériori et qui rendront peut-être vaine cette quête de croissance économique. De là, il nous faudra (et il nous faudrait déjà) revêtir la toge d’apprenti sorcier de nouveau, afin de trouver le juste rôle que devra jouer la politique monétaire afin d’accompagner ces changements sociétaux majeurs, surtout s’ils sont irréversibles.

 

Mais le plus important sera de ne pas oublier le savoir, même partiel, accumulé au cours des expérimentations plus ou moins fantasques, afin de prendre des décisions les plus éclairées possibles.

 

 

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