Ethique : entre conviction et responsabilité
Lorsque l’on vit en société, on a besoin de règles. Ces règles, lorsqu’elles sont mises en place, se substituent bien souvent à une entente tacite qui fait que l’on arrivait quand même à vivre ensemble avant. Et ces mêmes règles relèvent de la responsabilité des acteurs faisant société. En quelques sortes, en établissant des règles, on troque un peu de notre liberté et de notre responsabilité pour plus de sécurité. Liberté et responsabilité individuelle vont souvent de pair. Avec la sécurité, elles forment un triptyque qui évolue (presque toujours) de la même manière.
Si vous faites l'expérience un peu extrême de vivre rien que le temps d'une journée en dehors de toute société (et si possible éloigné des réseaux), vous aurez un sentiment de liberté inégalé. Mais le prix à payer, c'est que vous ne pourrez pas vous reposer sur les structures qui sécurisent la société. Comme les ambulances, les hôtels, les poubelles ou les forces de l'ordre. En conséquence, vous serez responsable de tout cela. Il vous faudra vous préparer pour palier à tout ce que la société offre, en étant particulièrement attentif à ne pas se blesser, potentiellement porter secours à d'autres en difficultés, amener votre nourriture, ramener vos déchets, …
Dans de petites communautés, les relations mutuelles et les accords tacites permettent bien souvent d'apporter un peu de sécurité (au prix d'un peu de liberté, puisqu'il faut “faire votre part” pour la communauté). Mais dans les grandes sociétés dans lesquelles nous vivons tous ou presque aujourd'hui, la loi s'est substitué notre responsabilité individuelle, et facilite en quelques sortes le fonctionnement communautaire. Puisque nous n'avons plus à trop penser aux conséquences de nos actions tant qu'elles respectent la réglementation. Mais cette même réglementation bride notre liberté puisqu'elle nous dicte ce que l'on peut ou l'on ne peut pas faire.
Bref, on peut résumer cette relation comme cela :
L’idée que je développe ici, c’est que notre société moderne est sécurisante à bien des égards, notamment via la prévisibilité (un peu illusoire) qu’elle permet d’avoir vis à vis de l’avenir. Les règles mises en place, nécessaires pour faire une société aussi complexe et diversifiée, nous évitent d’avoir à penser aux conséquences de nos actions par rapport au collectif (et même parfois par rapport à nous-même). Elles sont garantes de la sécurité et donc de l’avenir de la société. Et n’étant pas individuellement partie prenante dans leur élaboration, nous n’avons jamais à nous en soucier. Juste à les respecter. C’est ce que j’appelle l’éthique de responsabilité. La seule qui nous soit demandée au sein de la société : ne pas être – légalement – responsable d’un problème causé à la collectivité.
Or, est-ce suffisant pour prévenir des dangers qui peuvent survenir ?
Je ne le pense pas, surtout pour ce qui relève de la sphère économique privée, plus précisément des entreprises.
L’éthique de responsabilité chez les entreprises
L’entreprise dispose d’une place particulière dans la société. Il s’agit en effet d’une structure qui n’est ni une personne physique, ni une administration. C’est dans cette logique que la dénomination de « personne morale » est apparue pour désigner les entreprises. Bien que considérées comme « personnes », les entreprises n’en ont pas moins de volonté propre. Ce sont des humains qui les créent, les administrent, y travaillent, … bref, les personnes morales n’existent que par et pour les personnes physiques.
Toujours est-il que l’idée même de l’entreprise est de créer une structure autonome des humains qui la créent. Cette autonomie induit des objectifs ou valeurs qui doivent guider les actions de la personne morale. Ici, c’est très simple, puisqu’ils se résument à la recherche de profit qui garantit la pérennité de la personne morale et donc des emplois créés. En gros, l’objectif de l’entreprise en tant que personne morale, c’est sa survie. Et celle-ci passe par gagner plus d’argent qu’elle n’en dépense. C’est très simple et très puissant à la fois.
En effet, lorsque l’on observe une entreprise, on sait quelle est sa fonction et les limites de sa responsabilité. Pas besoin de chercher ailleurs, notamment dans les innombrables autres motivations des humains qui l’animent. On peut d’ailleurs qualifier les personnes morales … d’amorales ! De ce fait, il est beaucoup plus facile de comprendre et d’appréhender le fonctionnement d’une entreprise que de n’importe quel être humain, aussi prévisible soit-il. Ce qui permet de détecter rapidement quand un humain qui compose la personne morale, contrevient au bon fonctionnement de l’entreprise … souvent pour son intérêt personnel. Mais ce fonctionnement entrepreneurial, de responsabilité juridique imbriquée, implique un cadre législatif adapté et plus complexe pour sécuriser efficacement la société. Puisqu’on ne peut pas attendre d’une entreprise, par nature, de brider sa liberté et/ou d’accroitre sa responsabilité. Sa seule guideline étant sa propre survie, passant par la recherche de profit financier, indépendamment des motivations qui animent par ailleurs ses salariés, dirigeants et actionnaires.
C’est donc à l’intersection entre le bon fonctionnement de l’entreprise (recherche de profit) et notre propension à vouloir accroitre la sécurité de nos sociétés (au détriment de la liberté et de la responsabilité) que se loge le problème de l’éthique dont je traite ici. Puisque si l’entreprise est dénuée de valeurs morales, ce n’est pas le cas des humains qui les font vivre. Et donc, à un moment ou à un autre, se pose la question de la responsabilité de ces mêmes êtres humains si quelque chose se passe mal au niveau de l’entreprise et remet en cause la sécurité de la société.
Tous les dirigeants d’entreprise ont besoin de ce cadre, ne serait-ce que pour se projeter dans les actions menées par l’entreprise. Il en va de la survie de l’entreprise et des emplois qui s’y logent, comme de la responsabilité juridique des dirigeants. Car la sécurité évoquée ne s’arrête pas à l’instant présent. Elle s’entend également en projection dans le temps. Lorsque l’Union européenne décide de la fin des moteurs thermiques pour les véhicules neufs à horizon 2035, les industriels qui construisent des voitures doivent pouvoir compter sur la projection temporelle longue que cela implique, au risque de quoi, elles pourraient tout simplement disparaitre. C’est un exemple récent parmi d’autres, et le secteur de la construction automobile fourmille de réglementations qui orientent le futur de l’industrie.
Le secteur bancaire et financier n’est pas en reste ! Mais il dispose d’une place bien particulière au cœur de l’économie, en étant à la fois garant de son financement, ainsi que de la sécurité des excédents de liquidités de tous les acteurs. Le focus réglementaire vise donc d’abord à prévenir des risques de blocage de ce circuit de financement, autrement dit de faillite lorsque les crises financières surviennent, qui mettent autant à mal la sécurité des dépôts que la possibilité de financer les acteurs de l’économie.
Bref, ce ne sont que quelques exemples qui mettent en lumière de manière pratique comment la réglementation rythme la vie des personnes morales en tentant de prévenir des risques sociétaux qui pourraient survenir du fait de l’activité de ces mêmes personnes morales. Et à chaque fois, c’est plus ou moins la même histoire. Les limites réglementaires sont utilisées jusqu’au bout, quand elles ne sont pas contournées, voire trafiquées. Pour une raison qui est la raison d’être d’une entreprise : être plus profitable. C’est-à-dire que les dirigeants de société gèrent une injonction contradictoire : maximiser le profit de l’entreprise tout en intégrant des contraintes réglementaires qui limitent ce même profit la plupart du temps.
Si les contournements de règles fixes sont sanctionnés quand ils sont détectés (Cf. Dieselgate de Wolkswagen), d’autres règles visant à la sécurité de la société sont plus malléables ou dépendent de données dont la collecte et la vérification ne sont pas uniformisés. Plus problématiques encore, d’autres règles semblent mises en place et adaptées après que la sécurité de la société ait été mise en danger. C’est notamment le cas de la réglementation bancaire et des niveaux minimum de fonds propres demandés aux établissements bancaires (Bale 3 en l’occurrence suite à la crise des Subprimes de 2008).
On a donc un paradoxe qui apparait : les règlements sont de plus en plus nombreux et complexes, reflet des risques déjà endurés ainsi que notre meilleure conscience des probables risques futurs. En conséquence, ils mobilisent de plus en plus de ressources pour les entreprises. Et en face, des entreprises qui s’adaptent à ces règlements, tout en cherchant à maximiser le profit généré, les amenant à chercher les limites des règlements (quand il ne s’agit pas de les contourner purement et simplement), ou les espaces non encore réglementés. Et derrière ce paradoxe, une illusion de maitrise de l’avenir de nos sociétés et des risques auxquels elle sera confrontée par le biais réglementaire. Alors que les germes des risques futurs sont peut-être justement portés par l’adaptation des entreprises au cadre réglementaire, cultivés par une volonté de suroptimisation financière de la part de dirigeants détachés de toute notion de responsabilité sociétale.
Bref, mon propos ici n’est pas de traiter des règles qui sont nécessaires, mais de l’éthique qui nous anime, en tant qu’être humain, surtout dirigeants de sociétés. De comprendre comment on pourrait allier un arsenal juridique efficace sans pour autant déresponsabiliser les décideurs du monde économique. C’est aussi la question de règles fixes dans un monde en mouvement perpétuel (et de plus en plus rapide). Si les gouvernements ne peuvent se reposer exclusivement sur les convictions des acteurs privés, ils devraient peut-être les encourager à penser le futur de leur activité de manière contradictoire, à anticiper les risques qu’elles sont susceptibles d’engendrer.
Et parfois, proposer un cadre législatif avec des limites floues, c’est contraindre les acteurs qui évoluent dedans (i.e. les humains qui font les entreprises) à penser en termes de conviction et non de responsabilité.
Le cadre réglementaire : un artifice bien utile ?
Comme nous l’avons vu rapidement au début de cet article, si les règles se substituent à des accords tacites, elles n’en sont pas moins indispensables dès que la société se développe et dépasse quelques acteurs. Il serait illusoire et extrêmement risqué de se reposer sur leurs seules convictions. D’autant qu’elles ne seraient pas toutes convergentes.
Donc la question n’est pas tant la légitimité des règles que leur place au sein de la société et principalement leur interprétation par les entreprises.
Listons, non exhaustivement, les problèmes générés dans l’utilisation des règlements par les entreprises :
A. La décharge de responsabilité
Comme nous l’avons précédemment vu, les règlements arrivent le plus souvent après qu’un problème soit survenu. Ce qui facilite une vision court terme du business et donc du rôle sociétal de l’entreprise, puisqu’il n’est pas demandé au dirigeant d’anticiper un risque qui ne serait pas déjà encadré par la loi. Il n’a donc pas à penser son activité de manière contradictoire, seulement positive, dans le respect de la règlementation. Là où tout chef d’entreprise pourrait penser son activité à long terme, y compris s’agissant des risques potentiels non encore révélés. C’est cela que j’appelle ici éthique de conviction.
Cette vision qui n’est pas pro-business (à court terme) me semble indispensable pour piloter l’activité des entreprises à moyen/long terme. Et donc respecter l’engagement vis-à-vis de la personne morale qu’est sa survie. Car il peut y avoir des situations (nombreuses), où la recherche de profit à court terme est opposée à la viabilité de l’entreprise à moyen/long terme. Cette approche n’est pas vraiment attendue ou demandée aux dirigeants de sociétés. Mais elle les placerait idéalement pour participer à l’établissement de réglementation « en temps réel » et donc ne pas attendre qu’un risque se matérialise pour l’encadrer.
B. La densification des règles et des objectifs flous
Les règles étant cumulatives avec le temps (les risques matérialisés) et la conscience d’autres à venir, l’arsenal juridique est désormais très lourd quel que soit le secteur d’activité. Ce qui engendre une inflation des coûts liés à la compliance, au respect de ces mêmes règles. Sachant que toutes les règles ne visent pas nécessairement à prévenir un risque précis, ou du moins, qu’elles ne semblent pas toujours très bien conçues pour éviter ce risque.
Ici, on observe une dérive que je ne peux qu’illustrer par le secteur d’activité que je connais le mieux, avec deux exemples dans la finance :
L’encadrement juridique des Conseils en Investissement Financier (CIF) qui relève plus, sur le fond, de l’artifice marketing que de la vraie réglementation. Mais dans la forme, c’est bien de la règlementation ! Via le règlement MIF2, l’objectif était d’assurer l’accès à des conseils financiers impartiaux. Sur le modèle anglo-saxon, l’ESMA à souhaité séparer les activités de conseil en investissement des activités de commercialisation. Après un peu de lobbying des acteurs du conseil en France (mais pas que), obligations est faite de séparer les CIF « indépendants » des CIF « non indépendants », sachant qu’aucun client ou presque ne connait la différence. Résultats, plus de 90% de CIF non indépendants et un conseil financier en France qui reste toujours aussi peu impartial. Mais de nouvelles obligations règlementaires qui s’apparenteraient presque à une contrepartie pour éviter de réellement prévenir le risque …
Les labels « finance verte » des fonds d’investissement (OPCVM et FIA) et le règlement CSRD : il y a beaucoup de travail de fond, un cadre formel lourd à mettre en place, pour un résultat plus que décevant. Plus précisément, ces cadres sont fondés sur des données qui ne sont pas uniformisées, et fournies par des acteurs financiers privés (à l’instar des agences de notation financière dont on sait qu’elles ont eu leur part de responsabilité dans la crise financière de 2008). Ensuite, ils interviennent a posteriori des règles de diversification financière faites pour assurer la primauté de l’intérêt de l’investisseur. Résultat des courses, des fonds censés être « durables » qui investissent dans des entreprises qui ne le sont, globalement, pas.
Une fois encore, la densification règlementaire ne s’assure pas nécessairement que ceux qui pratiquent les activités ne mettent pas en risque la société. Simplement qu’ils ont les moyens de s’y adapter.
C. Financiarisation de la compliance et inégalités d’accès aux marchés
La densification des règles a donc un autre impact, celui de l’augmentation des couts. Qui rend certaines activités fortement règlementées (comme en finance) un peu exclusives, telles des privilèges de riche. Ce qui n’exclue pas, comme vu au-dessus avec l’exemple des CIF, que des acteurs n’entrant pas dans le périmètre officiel respectent plus l’esprit de la loi. En gros, le critère de sélection devient parfois financier, excluant certains acteurs. Et quand la règlementation n’est pas bien conçue pour prévenir le risque qu’elle combat, on peut avoir une mauvaise allocation des ressources et une mauvaise prévention des risques.
Là où des « exclus financiers » présenteraient peut-être une éthique de conviction plus forte – et donc un respect de l’esprit des règles plus strict mais moins formel. Ce problème apparait bien évidemment là où la règlementation semble perdre de vue son objectif initial : la prévention des risques. Dans le cas contraire, l’augmentation des couts liés à la mise en conformité n’est que l’expression d’une meilleure compréhension des risques induits par l’activité de l’entreprise et le ticket d’entrée juridique devient donc une manière de mieux circonscrire ces risques.
D. Lobbying fort pour alléger / orienter les règles
Bien qu’il n’ait pas fallu attendre la densification des règles pour voir certains acteurs tenter de les influencer (toujours dans une même direction pro-business), il me semble que l’on peut lier le lobbying avec la financiarisation de compliance. Notamment dans des secteurs d’activité qui requièrent à la base de forts capitaux, où quelques géants aux grand moyens financiers ont la capacité d’influer sur l’évolution des règlements. Pour ces acteurs, dont la taille limite souvent la dimension entrepreneuriale et où la capacité à générer de nouveaux revenus (significatifs compte tenu de l’envergure de l’entreprise) est limitée, la règlementation devient un asset sur lequel il faut travailler pour optimiser ses résultats financiers. C’est-à-dire que le lobbying est un moyen plus efficace que d’autres pour générer de nouveaux revenus.
C’est notamment le cas lorsqu’un règlement impacte une grande partie des activités de l’entreprise. Comme par exemple pour les banques. Et le lobbying va évidemment toujours dans le même sens : alléger le règlement pour accroitre les revenus.
Nous assistons justement à une belle illustration de ce problème en ce moment, comme l’ONG Finance Watch le met justement en lumière. Suite à la crise de 2008 (Subprimes), l’Union Européenne avait décidé, via le règlement Bale 3, de renforcer les fonds propres minimaux des banques systémiques. L’idée, pour faire simple, c’est de limiter le montant des engagements potentiels d’une banque (les prêts et cautions qu’elle octroie) à un minimum niveau de fonds propres (capitaux « stables »). Alors les règles sont complexes (autant que le bilan des banques !), mais gardons à l’esprit que ce règlement demande aux banques un niveau de 12 à 18% de fonds propres (là où la limite était à 8% avant). L’idée, c’est qu’en cas d’engagements ou créances impayées massives, les banques ne se retrouvent pas en situation de faillite potentielle. Et le problème, c’est que cela limite la capacité à prêter (et parfois investir) pour une banque. Et donc, ses revenus, puisqu’elle doit conserver une part plus importante de capital improductif. Avec le temps, les accords de Bale ont été vidés de leur substance (auto-évaluation des banques notamment), les échéances de renforcement de fonds propres décalées (jusqu’en 2032 pour l’application totale du règlement). Et nous apprenions le 04/10 qu’une action de lobbying massif auprès de la Commission européenne avait été enclenchée par la fédération bancaire européenne à la demande de l’Italie, l’Allemagne et la France, pour « envisager des changements » dans le règlement au nom de la compétitivité des banques européennes vis-à-vis des banques américaines (et asiatiques).
Tout ici est réuni : une mémoire qui commence à s’estomper (la dernière crise financière datant d’il y a 15 ans), un règlement complexe qui n’est même pas encore totalement en place (et qui n’a pas été éprouvé par une crise financière), des acteurs bancaires financièrement et politiquement très influents, et qui ne seraient pas responsables si un problème survenait.
Mais pourquoi donc devrait-on s’infliger un tel régime, limiter notre profitabilité de manière injuste vis-à-vis des banques américaines, doivent-ils se demander ?
Tout simplement parce que si demain (ou l’an prochain, ou dans 10 ans, …) un de ces acteurs fait faillite, il sera nécessairement renfloué à grand renfort de deniers publics tant leur taille et leur rôle est central pour l’économie. Comme trop souvent avec les banques, les gains sont « privatisés », et les pertes collectivisées en cas de faillite. Ce simple fait, l’absence de responsabilité des personnes physiques qui gèrent la personne morale, justifie que l’on limite leur business. Ce d’autant plus que l’on connait les conséquences des risques encourus, et qu’elles sont très graves.
Le point commun de ces problèmes générés par l’utilisation des règles en entreprise : ceux qui les utilisent n’ont aucunement besoin d’exprimer des convictions, simplement de les respecter. En face, ceux qui affichent des convictions peuvent parfois bien mieux respecter l’esprit des règlements, sans en adopter le formalisme (de manière volontaire – parce qu’ils jugent que les règles édictées ne permettent pas d’endiguer le risque ; ou de manière subie, parce que le coût de mise en conformité les en empêche).
Mais où est donc la conviction ?
C’est la question qui peut venir à l’esprit après cette revue des problèmes du « tout règlement » de notre monde économique. Y a-t-il des dirigeants de société qui pensent aux problèmes potentiels générés par leur activité et en font plus que ce que la règlementation demande ? Y a-t-il des personnes physiques qui s’intéressent réellement à la pérennité à long terme de la personne morale (et des emplois) dont ils ont la charge ?
Oui il y en a. Mais un autre problème lié à l’omniprésence de « l’éthique de responsabilité » dans le monde économique, c’est la place à laquelle la conviction, la vraie, est reléguée.
Dans un monde régi par les règlements, la conviction n’est pas utile pour l’entreprise. Elle ne l’aide nullement dans sa mission de générer du profit à court terme. Enfin, sauf si elle est utilisée à des fins de marketing, dans quel cas elle devient un outil d’acquisition client. C’est d’ailleurs ce qui fait que nous ne voyons généralement pas les entreprises qui arborent une vraie « éthique de conviction ». Elles sont masquées par celles qui déploient (encore !) de lourds moyens financiers pour paraitre plus qu’elles ne le sont.
Par essence, l’éthique de conviction n’est pas faite pour être vue. Elle est intégrée de manière transversale à l’activité de l’entreprise. Dès qu’elle devient l’objet d’une communication, elle perd sa substance. C’est-à-dire que les moyens employés ne le sont plus pour respecter ses convictions mais, pour acquérir des clients. Et bien souvent, ces moyens auraient pu être mis au profit dédites convictions.
Comme le dit l’adage : « Le bien ne fait pas de bruit, le bruit ne fait pas de bien ». Ou plus précisément, le bruit n’a pas pour (seul) objectif que de faire le bien … Cette phrase m’a fait penser à une entreprise qui adore communiquer de manière (objectivement) très éloignée de ses pratiques (et qui ne semble pas avoir de convictions si ce n’est obtenir plus de parts de marché, de clients, …). Il s’agit d’un géant de la grande distribution qui aime bien « taper » sur ses concurrents … et ils ont récemment lancé une campagne de publicité particulièrement parlante sur le problème de convictions/responsabilité. Ils ont donc mis en scène des interviews pour demander à des gens croisés dans la rue s’ils avaient déjà jeté un déchet dans la nature. Avec – évidemment – que des réponses négatives. Tout ça pour mettre en avant les actions de nettoyage effectuées par leurs salariés. Passons sur le côté culpabilisant, déjà abject, sachant qu’il s’agit d’un « film » promotionnel, qui vise à montrer combien cette entreprise est éthique et a des convictions … Le plus gros problème ici, c’est qu’en tant que distributeurs, ils ont un pouvoir en amont sur la réduction des déchets (dans la relation avec les marques, fournisseurs et plus direct avec leurs MDD). Ils ne sont absolument pas neutres dans les déchets que l’on retrouve dans la nature avant même de mettre en place des actions qui ne corrigeront qu’une infime partie des produits achetés dans leurs magasins et jetés négligemment.
J’aurais également de nombreux autres exemples à vous proposer dans la finance verte mais ça risquerait d’être vraiment trop long. Et on y retrouverait les mêmes ressorts : des acteurs visibles, qui se font passer pour plus éthiques qu’ils ne le sont alors qu’ils n’y voient généralement qu’une opportunité de marché. Et que leur action réelle ne va généralement pas le bon sens de la conviction affichée, quand elle n’est pas opposée.
Comment reconnaitre ces acteurs qui affichent une fausse conviction, quel que soit le secteur d’activité ?
Mettez-les en face de leurs contradictions. Affichez ce qu’ils ne veulent pas montrer, et leurs réactions sont presque toujours les mêmes : ils ne peuvent rien dire, puisqu’ils n’ont pas de réelle conviction. Pour les plus importantes, elles peuvent même utiliser leurs moyens financiers pour essayer de faire taire les voix dissonantes. Après, la frontière peut être mince entre une conviction réelle mais enjolivée par la communication … il y a autant de pratiques que d’entreprises, et seuls vous pouvez juger des convictions réelles affichées !
Voilà donc le gros problème de la place centrale des règles : elle étouffe la vraie conviction, silencieuse, arborée par de nombreux acteurs que l’on ne peut connaitre que parce qu’on s’intéresse vraiment à leurs convictions. Pire, elles sont utilisées comme un apparat marketing, jusqu’à tant que de nouvelles règles bride les entreprises en usant (loi contre le greenwashing par exemple. Mais comme tout règlement, il est sujet à interprétation et laissera des marges de manœuvre aux acteurs qui y déploieront le plus de moyens – juridiques, marketing et In Fine financiers). Et dans un monde qui voit la masse de données et d’information croitre exponentiellement, trouver les acteurs de conviction, lorsqu’on ne les connait pas préalablement, devient un chemin de croix.
En conclusion, comment allier cadre réglementaire et éthique de conviction ?
L’idée générale, c’est d’inciter les sociétés (et surtout leurs cadres dirigeants) à avoir des convictions sur le futur de leur business, marchés et clients. Et pas des certitudes optimistes béates, à l’image du taux d’actualisation en finance, sur une croissance régulière et linéaire qui ne souffrirait d’aucun trou d’air et donc ne générerait aucun « risque » de marché ou sociétal. Il en va de la survie à terme des entreprises et c’est le rôle des dirigeants de société que d’imaginer « le pire » pour éviter les prises de risque excessives, mais également construire un chemin viable et durable pour toutes les parties prenantes de l’entreprise (actionnaires, salariés, Etat).
Bon là on est un peu trop dans l’incantation.
De manière pratique, quelle forme est-ce que cela pourrait prendre. Aussi surprenant que cela puisse paraitre, c’est au pays où la règlementation qui pèse sur les entreprises est faible mais où on peut attaquer un tiers pour (presque) tout et n’importe quoi en invoquant la loi, qu’une solution pourrait résider : les Etats-Unis. Petit aparté, mais il est vrai que l’appareil juridique US est bien plus souple que chez nous, ce qui engendre régulièrement la matérialisation de gros risques sociétaux, et que du coup, ils ont travaillé à essayer de rendre dissuasif toute prise de risque … en gros, d’inciter (au sens économique) au lieu de contraindre par la règlementation les dirigeants de société. Alors cela n’empêche pas les failles (au contraire), mais peut-être que nous pourrions nous inspirer de ce système pour enrichir notre propre fonctionnement juridique.
J’ai découvert il y a peu un principe du droit américain qui a est utilisé de temps en temps lorsqu’il y a des scandales sociaux liés à des entreprises (ce qui arrive régulièrement compte tenu de la faible réglementation…). Ce principe reconnait que certains responsables de sinistres échappent à toute sanction. Par anticipation, le système judiciaire américain considère que cela rend les responsables trop peu prudents, et autorise les juges à accroitre les indemnités à payer lorsqu’un sinistre survient et que la responsabilité d’une entreprise est engagée, au-delà des dommages subis. Au nom du principe d’alignement d’intérêts (privés / général). L’idée est ensuite d’estimer le nombre de fois où un tel sinistre se produit sans donner lieu à un procès, et d’appliquer le coefficient correspondant aux dommages réellement subis dans cette affaire (s’il est estimé que seuls 1/3 des responsables sont jugés, les dommages sont multipliés par 3). J’ai pris connaissance de ce principe dans l’essai (que je vous recommande) de Christian Gollier (président de TSE et co-rédacteur de deux rapports du GIEC), « Le climat après la fin du mois » (pp 261), au sein duquel il explore les différentes voies pour rendre la transition énergétique viable. Et il s’avère que ce principe de droit climatique, malheureusement, ne serait pas suffisant pour enrayer la trajectoire actuelle puisqu’intervenant a posteriori des dommages, qui sont déjà long à se matérialiser s’agissant des émissions de CO2.
Mais le principe, lui, même s’il ne résout pas tout, pourrait permettre d’inciter les responsables à ne pas se reposer uniquement sur un cadre juridique strict au moment où ils engagent leurs actions, puisqu’il s’exprime au moment où les dommages sont subis et les procès intentés. Et donc à porter des convictions, l’épée de Damoclès juridique pouvant à postériori les rendre responsables même s’ils ont respecté la règlementation a priori. Ce principe, s’il est appliqué dans un pays qui laisse une grande liberté aux entreprises, pourrait tout à fait s’ajouter à notre système « plus strict ». Dans une logique d’alignement d’intérêts, de responsabilisation des décideurs ainsi que d’adaptation juridique a posteriori dans un monde évoluant à un rythme toujours plus rapide.
L’idée, j’ai l’impression tout du moins, est de garder un (léger) flou qui impose aux décisionnaires de ne pas se reposer sur un cadre trop rigide. De les forcer à réfléchir à leur responsabilité sociétale réelle, à assumer des convictions en la matière, afin de ne pas tomber dans la « décharge de responsabilité » qui les font ne se focaliser que sur les aspects économiques de leurs taches.
De manière moins réaliste, une autre manière de réconcilier conviction et responsabilité serait de valoriser les acteurs qui n’utilisent pas la totalité de la marge de manœuvre légale. Cela ne peut valoir que lorsque la règlementation impose des limites ou des quotas, comme pour les banques et leur ratio de fonds propres. En leur offrant une « prime » à la sécurité, on compenserait partiellement le manque à gagner lié à un excès de prudence, qui serait globalement amorti par le moindre risque de sinistre (faillite pour les banques par exemple). Un des problèmes de cette approche, c’est qu’elle mobiliserait des fonds publics « à perte » tant qu’un sinistre n’est pas arrivé. Un fonds assurantiel public en quelques sortes, qui viserait à inciter les décideurs du secteur privé à la prudence.
Et j’espère qu’il y a d’autres moyens (desquels je n’ai aucune idée à ce jour), qui permettront de mieux aligner les intérêts de nos décideurs avec l’intérêt général, et ce à long terme. Car si je n’y ai pas beaucoup fait référence dans les divers exemples que j’ai exploré au sein de cet article, c’est bien aux problématiques climatiques que je pensais initialement. Qui sont d’autant plus problématiques qu’elles portent à long terme, que leurs conséquences ne sont pas encore précises, et que nous peinons à prendre la pleine mesure des dangers potentiels. La règlementation ne semble pas (encore) en phase avec la prise de conscience scientifique et l’évolution de nos conditions de vie (déjà en cours). C’est dans ce cadre que j’observe malheureusement ce désalignement d’intérêts privés / collectifs.
Dans ce cadre, soit il faudra un appareil juridique et fiscal extrêmement évolutif et contraignant pour permettre à notre tissu économique de changer (possible mais cela prendre du temps et rien n’est garanti, bien que ce soit le chemin pris par l’Union Européenne), de telle manière à ce que les personnes morales tiennent compte des externalités engendrées dans leur quête de survie. Le plus simple étant une comptabilisation financière de ces mêmes externalités. Soit il est peut-être possible d’inciter les décideurs de ces mêmes personnes morales à tenir compte d’elles même des risques que l’avenir fait peser sur leur activité, leurs emplois et In Fine leur viabilité. Pour cela, il ne leur faudra pas uniquement se reposer sur la règlementation, mais également développer des convictions qui iront, à court terme, à l’encontre de leurs intérêts financiers. L’appareil juridique a probablement également une carte à jouer en re-responsabilisant ces mêmes décideurs, via l’introduction d’une plus grande incertitude quant à la responsabilité des dommages futurs probables.
Au risque de quoi, nous pourrions mal finir, avec personne de juridiquement responsable … et nous regarderons autour de nous en quête d’un improbable bouc émissaire que nous ne pourrons trouver qu’en nous-mêmes …
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