Le paradoxe de l'investissement

Par François GALVIN  •   Publié le jeudi 17 octobre 2024
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Lorsque l’on entend parler d’investissements, il est de bon ton de respecter certaines « règles ». Alors rien de scientifique dans tout cela, plutôt un empirisme fondé sur l’expérience et les conseils pratiques de banquiers, gestionnaires de patrimoine et autres coachs budgétaires.

 

Une de ces règles est de ne pas garder trop d’argent non investi, en espèces, sur son compte chèque ou ses livrets bancaires.

 

Généralement, il est conseillé de limiter cet argent « inactif » et « inutile » entre 3 et 6 mois de revenus. L’idée sous-jacente étant que cet argent inactif, autrement appelé « épargne de précaution », ne servira qu’en cas de gros problème empêchant de percevoir une rémunération pendant un temps. Et qu’en 3 à 6 mois, le problème devrait être réglé. 

 

Le fondement derrière ce « conseil » (qui s’apparente parfois à une injonction), c’est que cet argent ne génère pas ou peu d’intérêts, et que pendant le temps où il ne travaille pas, les prix augmentent. C’est donc l’inflation qui érode la valeur de l’argent non investi, et en fait perdre sa valeur. Donc plus cet argent attend d’être dépensé ou investi, plus on perd de l’argent.

 

Le constat est là et il est peu discutable sur le fond. Dans une logique d’optimisation, l’argent non investit est une erreur, que l’on se doit de limiter au maximum.

 

 

Mais alors, pourquoi certaines personnes laissent-elles de grandes quantités de liquidités sans les investir ?

 

La première des réponses (et celles qui est le plus souvent invoquée par tous les « spécialistes ») c’est par manque de connaissances et/ou de rationalité.

 

Il suffirait donc de présenter ce simple fait : « l’argent non investi vous fait perdre de l’argent » pour régler le problème.

 

Serait-ce si simple ?

 

Selon mon expérience, non. Les personnes qui gardent beaucoup de liquidités non investies ne sont (majoritairement) pas des personnes qui ignorent l’inflation. 

 

Mais si la réponse n’est pas (uniquement) un manque de connaissances, pourquoi ces personnes n’investissent-elles pas autant qu’elles ne le devraient ?

 

C’est d’abord du côté de la psychologie qu’il faut regarder, et plus précisément de notre rapport à l’argent.

 

 

A. Le rapport à l’argent

 

Nous avons présenté en introduction la logique qui prévalait dans les milieux du conseil financier. Cette logique, c’est l’optimisation. 

 

Il est vrai que souvent, argent et optimisation sont associés. C’est au travers du média qu’est l’argent que nous optimisons toutes nos activités humaines, du pilotage des entreprises aux choix des politiques publiques, en passant par la gestion de projets associatifs.

 

Il est donc logique que vu d’une perspective professionnelle, l’argent dont nous disposons se doivent d’être optimisé.

 

Sauf que lorsque nous passons de l’autre côté du miroir, en tant qu’individus disposant d’un argent que nous avons gagné (plus ou moins) durement en échange de notre temps, l’optimisation n’est pas du tout une évidence.

 

Ce rapport que nous entretenons avec l’argent est généralement bien plus profond que simplement en obtenir plus. Et il y a plusieurs raisons à cela :

 

  • L’argent est un moyen et non une fin en soi : le moyen d’obtenir tout ce qui peut s’acheter. Ce qui, dans notre monde libéral, est assez vaste.

 

  • Si généralement nous échangeons notre temps contre de l’argent, l’inverse est également valable. C’est-à-dire que l’argent dont nous disposons sans l’investir peut ne pas être vu uniquement comme une réserve en cas de coup dur, mais également comme un moyen de récupérer du temps libre quand nous le souhaiterons.

 

En conséquence de quoi, l’argent est un vecteur de liberté. Liberté de disposer de notre temps, d’agir, de consommer, de se déplacer, … 

 

Et pour le coup, s’il y a bien une chose que l’on n’a pas forcément envie d’optimiser, c’est notre liberté. La notion même d’optimisation est quelque part antinomique à celle de liberté dans la mesure où elle nous impose de maximiser sous contrainte.

 

Ce rapport et les limites de l’optimisation dans nos vies peuvent d’ailleurs s’observer dans d’autres domaines à notre époque. Nous disposons de données sur tout et nous pouvons parfois nous sentir incités à optimiser nos séances de sport, notre nutrition, notre sommeil, … et à chaque fois la même dérive : l’absence de plaisir et le risque d’obsession qui génère charge mentale et déséquilibres physiques.

 

Si nombre d’entre nous ne placent pas leurs excédents de liquidités, c’est en partie à cause du rapport que nous entretenons avec l’argent, qui est perçu comme un vecteur de liberté et non d’une nième optimisation avilissante de nos vies.

 

Et investir son argent, comme toute possession, c’est brider sa liberté. Car soit l’investissement s’effectue via des actifs liquides et disponibles à tout moment, comme les actions cotées ou les cryptos, dans quel cas l’investissement sera volatil. Soit il passe par des actifs peu (voir pas du tout) liquides mais offre une certaine stabilité dans son prix et son rendement. Dans les deux cas, on troque un peu de notre liberté. 

 

La volatilité est vécue par beaucoup comme une charge mentale. Constater l’évolution brutale de la valeur de son placement n’est pas fait pour tout le monde. C’est une des premières raisons qui éloigne certaines personnes des investissements en bourse. Plus que la perte en capital, qui ne se matérialisera probablement pas si l’on conserve le placement à long terme. Et les questionnaires règlementaires requis avant d’effectuer certains placements ne s’y trompent pas ! Investir ne doit pas vous empêcher de dormir …

 

L’alternative, c’est la faible liquidité. C’est-à-dire que pour aller chercher du rendement (via l’investissement) sans trop subir la volatilité, il faut se tourner vers des investissements non cotés, qu’il s’agisse d’immobilier, de capital investissement, … Le risque n’est pas moindre, mais la valeur de son investissement fluctuera moins. Par contre, il faut accepter de ne pas pouvoir liquider son investissement à tout moment. Et donc d’être dépendant de ses investissements pour utiliser son argent et réaliser ses projets.

 

Il apparait clairement que l’investissement s’accompagne nécessairement d’une moindre liberté, qui se matérialise soit par la volatilité des investissements, soit par leur faible liquidité. Cet aspect de l’investissement est primordial à appréhender. Et il est nécessaire d’en tenir compte bien considérer les individus qui sous-optimisent la gestion de leurs liquidités. 

 

 

B. Le rapport au temps et à l’incertitude

 

Derrière la liberté qu’offre l’argent et le fait d’en disposer à tout moment se cache une autre variable psychologique : notre rapport au temps et à l’incertitude.

 

Limiter son épargne de précaution, non investie, à quelques mois de salaires peut s’entendre dans une logique d’optimisation financière de sa vie qui est planifiée et programmable. Si je sais que je retrouverais rapidement un emploi en cas de problème, je peux me permettre de ne conserver que peu de liquidités. Il est aisé de se projeter de cette manière lorsque l’on visualise sa vie tel un fil linéaire, à pratiquer la même activité ou évoluer dans des fonctions managériales des mêmes services. En somme, faire carrière. Ou dit autrement, percevoir sa vie et son futur de manière quasi-certaine.

 

Il est vrai que de nombreuses structures sociétales facilitent les projections linéaires de ce type. Et en quelques sortes, sécurisent notre avenir. 

 

Mais ce n’est pas forcément le rapport au temps et à l’incertitude que nous souhaitons. Nombre d’entre nous ne rêvent pas ni de CDI, ni d’une vie qui serait déjà écrite à l’avance. Et dans ce cas, l’idée même d’un montant fixe d’épargne de précaution à ne pas dépasser ne fait plus sens. Au contraire même : plus j’en ai, mieux c’est ! Et la notion d’investissement financier perd une grande partie de son sens. Lorsque je ne me projette pas à long terme dans l’avenir, inutile d’immobiliser de l’argent dont je dispose … puisque je n’ai pas de projet à long terme.

 

De même, nous ne sommes pas tous aussi confiants dans l’avenir que ce que nos institutions et d’une manière générale notre société nous amène à penser. Même avec une volonté de se projeter, on peut être conscient que les grains de sable qui pourraient remettre en cause l’édifice que nous projetons de construire sont nombreux. Et préférer en conséquence garder des sommes d’argent importantes à disposition.

 

Cela peut-être une vision de la vie choisie, mais cela peut également être une contrainte liée à une situation ou un projet professionnel. Celui qui créé une entreprise, par exemple, ne sait pas combien de temps il lui faudra pour qu’elle lui permette de générer des revenus. Placer ses liquidités dans ce contexte est un non-sens, au moins temporaire. Et tout le stock d’épargne faiblement (ou non) rémunérée dont il dispose est autant de temps en plus qu’il s’achète dans le cas où le projet mettrait plus de temps que prévu à démarrer. Avec le risque d’y engloutir l’intégralité de son épargne … mais c’est cela également, la liberté que permet le fait de ne pas investir son argent.

 

Bien évidemment, de telles situations ne sont pas faites pour durer. Et c’est justement la raison pour laquelle elles invalident les fondements de la doctrine d’optimisation de ses liquidités. C’est-à-dire que l’impact de l’inflation, surtout lorsqu’elle est faible comme ce fut le cas lors de la dernière décennie, n’est pas très important sur la valeur de notre argent non placé à des échéances courtes. C’est, à l’instar des intérêts composés, sur le temps long que la perte se fait sentir.

 

Ainsi, il peut être tout à fait rationnel de ne pas investir son argent disponible, même dans une logique d’optimisation financière. 

 

Mais cet aspect-là n’est pas du tout considéré par la profession du conseil financier ni la règlementation qui encadre les placements. 

 

 

C. Science inexacte

 

La finance n’est pas une science exacte. Les finances personnelles, encore moins (par rapport à la finance d’entreprise qui au moins dispose d’un cadre conceptuel cohérent). Elles sont fondées sur un historique passé, relativement court au regard de l’histoire de l’humanité, et fortement influencées par le marketing et la vente de produits financiers. Ce d’autant plus que le cadre juridique du conseil en investissement en France est celui qui permet d’être rémunéré pour avoir distribué des produits financiers (CIF). Autant dire que cela arrange tout le monde ou presque, dans la profession, de prodiguer les mêmes conseils en matière de gestion de ses liquidités. Jusqu’à en faire une vérité qui semble absolue.

 

Mais est-ce vraiment le cas ?

 

Deux des hypothèses sous-tendant la recommandation de ne conserver qu’une partie de son épargne en liquidités non investies sont calculées sur des statistiques passées s’arrêtant plus ou moins au dernier siècle :

 

  • Un contexte inflationniste : s’il n’y a pas d’inflation ou pire, de la déflation, l'argent qui dort ne se dévalue pas.

 

  • Une épargne investie qui rapporte plus que l’inflation : si le rendement des actifs (actions, immobilier, …) devient négatif, investir ne présente plus d'intérêt.

 

L’inflation est un phénomène complexe qui présente des causes propres à la dynamique de l’économie (endogènes) et d’autres extérieures (exogènes). Les causes exogènes sont assez faciles à appréhender, bien que pouvant être nombreuses et diverses. Les chocs pétroliers de la fin des années 60 et du début des années 70, par exemple, ont engendré une forte inflation du fait du rationnement de la production pétrolière mondiale. Le pétrole étant un intrant de presque tous les secteurs d’activité, les prix se sont mis à augmenter fortement. Plus récemment, la guerre en Ukraine et le renforcement du prix de l’énergie, lié aux sanctions imposées à la Russie, grand producteur de gaz naturel, ont engendré selon la plupart des économistes l’inflation que le monde occidental a connu au cours de l’année 2023.

 

Pour ce qui est des causes endogènes, elles sont souvent plus difficiles à percevoir et à quantifier. Les politiques de taux d’intérêt très bas, par exemple, que nous avons eu durant une décennie à la suite de la crise des surprimes (2008), par exemple, étaient censées entrainer une forte inflation (les mécanismes monétaires devaient être ici à l’œuvre …), mais rien n’a été constaté jusqu’en 2023. Est-ce que cela a participé, à retardement, à l’inflation de 2023 ? Probablement, mais difficile d’en savoir beaucoup plus. Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces taux bas ont participé à l’augmentation du prix des actifs, qu’il s’agisse d’immobilier, d’actions ou de crypto-monnaies. Usuellement, en économie, il y a aussi un lien entre croissance économique et inflation. La croissance économique engendrant un peu d’inflation, et la banque centrale la contrôlant en accroissant les taux d’intérêts lorsque l’inflation dépasse un certain niveau (souvent 2%).

 

L’idée, c’est que les conseils que l’on applique pour l’avenir sont fonction du contexte passé. L’inflation a été fortement présente pendant un demi-siècle. Par conséquent, ne pas investir son argent durant cette période a couté cher à de nombreuses personnes. Ce sont les fondements de l’usage qui vise à limiter l’épargne de précaution. Mais rien ne nous dit qu’il en sera de même à l’avenir. Par exemple, entre 2011 et 2021, l’inflation a été nulle, voire négative par moments. Dans ce contexte, investir son épargne plutôt que de la laisser dormir n’a pas généré de perte de pouvoir d’achat. Simplement un différentiel de richesse avec ceux qui avaient investi leur argent sur la même période. Les conseils et injonctions n’ont donc pas évolué d’un iota.

 

Ainsi la seconde hypothèse était, elle, remplie. Puisqu’en l’absence d’inflation, les actifs ont tout de même beaucoup rapporté. Mais de la même manière, qu’en sera-t-il à l’avenir ? Personne ne le sait exactement. Ce qu’il y a de sûr, c’est que la valeur des actifs (ainsi que l’évolution de l’inflation) sera fonction de la croissance économique globale. Et là, les scénarii deviennent plus flous. Et ils sont peu nombreux où nous conservons un taux de croissance soutenue compte tenu des limites planétaires (CO2, biodiversité, …), des risques géopolitiques induits (ou pas d’ailleurs), …

 

Sans tomber dans un pessimisme extrême, nous sommes aujourd’hui conscients des limites du modèle de développement qui a été le fondement des statistiques passées, sur lesquelles se basent les conseil et injonctions en matière d’épargne. Il est donc fort peu probable, que de manière subie ou choisie, les choses ne se passent pas de la même manière. Je ne pense pas qu’il faille pour autant s’arrêter d’investir, car personne ne sait ce qu’il se passera. Par contre, avoir un regard critique et ne pas asséner de vérité absolue me semble un minimum. 

 

Car peut-être que ceux qui sont aujourd’hui dénigrés pour leur inculture financière en n’investissant pas leurs économies seront demain les grands gagnants de la situation. Ceci étant, le pari me semble au moins aussi risqué !

 

 

Conclusion 

 

Si vous ne souhaitez pas investir, libre à vous. Il y a plein de bonnes raisons rationnelles de ne pas le faire. L’essentiel, c’est de comprendre pourquoi. Cela est éclairant sur son rapport au monde, au temps et à l’argent. Et pour les inconditionnels de l’optimisation et des investissements, comprendre comment d’autres fonctionnent peut également être éclairant afin de se confronter à l’altérité et de s’enrichir mutuellement. 

 

Il y a autant de façons de gérer son argent que de personnes qui en disposent. Si l’on peut, rétrospectivement, constater la ou les manières qui ont été les plus efficaces par le passé, il est important de se garder d’en faire des vérités absolues. 

 

Et il faut avant tout être à l’aise avec les choix que nous faisons.

 

Car le paradoxe de l’investissement, c’est que l’on perd en liberté lorsque l’on place ses économies. Soit au travers de la volatilité, soit au travers d'une moindre liquidité de son argent. Il est primordial d’en être conscient avant de s’y engager. 

 

Ce paradoxe peut se résumer ainsi :

 

 

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