Quel avenir pour le policy mix ?
Les Etats ont deux moyens d’influer directement sur l’économie : la politique monétaire et la politique budgétaire. C’est le policy mix. En réalité, les banques centrales étant majoritairement indépendantes, ce n’est pas l’Etat qui décide de la politique monétaire. Mais leurs objectifs sont les mêmes : obtenir de la croissance en évitant une trop grande inflation.
Ces dernières années (cette dernière décennie même), il s’est avéré que la politique monétaire n’a pas atteint de manière claire son objectif. Malgré des actions massives qui n’auraient jamais eu lieu par le passé, par crainte d’une inflation trop élevée voir d’une hyperinflation. Une inflation qui d’ailleurs s’est fait attendre avant de pointer timidement le bout de son nez …
En parallèle, l’autre bras armé de la macroéconomie, la politique budgétaire et fiscale, a, elle aussi, été massivement utilisée dernièrement, notamment pour faire face aux chocs externes qu’a pu provoquer l’épidémie de Covid et sa conséquence : le confinement. Avec comme résultat une augmentation de la dette publique, et des budgets qui sont toujours sous tensions puisque dépendant de la croissance économique qui elle n’est pas encore au rdv.
Donc la question qui se pose aujourd’hui est la suivante quel avenir pour le Policy mix ?
De quelle manière les Etats et instances supranationales peuvent-ils encore influencer l’économie ?
A. La politique monétaire : entre indépendance des Banques Centrales et remise en cause de l’orthodoxie monétaire
Commençons par regarder du côté de la politique monétaire, notamment les enseignements que l’on peut tirer de la période inédite de laquelle nous sortons parce qu’il faut faire face à l’inflation. Et cette période a été riche en enseignements. Elle a mis à mal les fondements des équilibres macroéconomiques établis depuis bien longtemps. Nous chercherons à comprendre pourquoi, afin de ne pas tomber dans un relativisme délétère.
En (macro)économie, certains principes semblent presque aussi solides qu’en physique. C’est notamment le cas de la gestion de la masse monétaire en circulation au sein d’une zone économique. À activité économique constante, injectez de la nouvelle monnaie (créez des billets supplémentaires) et les prix augmenteront. Pourquoi ? simplement parce que ces billets seront utilisés, au moins pour partie, pour acheter les biens et services existants. Or, si l’offre est constante, un accroissement de la demande (avec les nouveaux billets) engendrera une hausse des prix.
De nombreux pays ont voulu tester ou mettre à l’épreuve la validité de cette règle au travers l’histoire. En effet, lorsque l’on est souverain sur l’émission de nouvelle monnaie, il peut être tentant de régler un problème économique en faisant « tourner la planche à billets », comme on peut le dire vulgairement. Ce fut notamment le cas de la République de Weimar, dans l’Allemagne post 1ère Guerre Mondiale, qui, grevée de dettes (dont celle liée à la défaite de 1918), s’est mise à augmenter très fortement la masse monétaire. Les salaires étant indexés sur l’inflation, il s’ensuivit la plus célèbre hyperinflation de l’histoire, avec quelques images restées célèbres de citoyens Allemands qui repeignaient leurs murs avec des billets de banque ou transportaient leur salaire dans une brouette !
Le Zimbabwe en 2008 et le Venezuela en 2014 sont deux exemples plus récents où l’injection de nouvelle monnaie dans l’économie s’est soldée par des épisodes hyper-inflationnistes, dont les conséquences sur la population de ces pays sont dramatiques. Ce qui n’implique pas, par contre, que tous les épisodes d’hyperinflation sont liés à un accroissement démesuré de la masse monétaire (le cas actuel de l’Argentine est bien plus complexe), mais c’est une autre histoire !
Mais accroitre la masse monétaire peut prendre d’autres formes, plus subtiles, qu’imprimer de nouveaux billets. C’est notamment le cas de la fixation du taux directeur de la banque centrale, qui permet aux banques commerciales (celles qui prêtent aux acteurs de l’économie) de se refinancer. En fait, à chaque fois qu’il y a prêt, il a création monétaire. Une création monétaire temporaire qui s’éteint lorsque le prêt est remboursé. Mais pas totalement, étant donné que des intérêts ont été payés et que surtout, l’argent emprunté a permis une quelconque activité économique qui a généré plus de liquidités qu’elle n’en a utilisé (auquel cas l’emprunt n’aurait pas été remboursé). Pour imager cette création monétaire de manière simple, c’est la plus-value que vous réalisez lorsque vous achetez un bien immobilier à crédit puis que vous le revendez. Donc le prêt implique également la création monétaire.
Et lorsque la banque centrale fixe le taux directeur, elle dispose d’un grand pouvoir sur la création monétaire, de manière indirecte. En effet, ce taux conditionnera le taux auquel les banques commerciales prêteront. Si la banque centrale fixe en taux bas, elle incitera entreprises et ménages à emprunter. Plus de crédits octroyés, plus de création monétaire et donc, logiquement, plus d’inflation. Mais on ne juge pas de la cherté d’un taux d’intérêt dans l’absolu. C’est vis-à-vis de l’augmentation des prix, donc du taux d’inflation, que le taux directeur est fixé. Un taux directeur en dessous du taux d’inflation indique que la banque centrale ne se soucie pas de juguler l’inflation, puisque le cout des projets financés seront inférieurs à l’augmentation des prix. Si le prix des appartements augmente de 5% / an et que vous pouvez en acheter un moyennant un taux de 2%, il y a fort à parier que vous allez sauter sur l’occasion (et l’aubaine) de vous enrichir sans prendre un grand risque. Ce qui risque d’augmenter de nouveau l’inflation et d’engendrer un cercle vicieux inflationniste.
Ça, c’est la vision monétariste des équilibres monétaires (qui par ailleurs s’expriment également sous forme d’équation économétrique), qui s’est très souvent vérifiée au travers de l’histoire. Parallèlement, au tournant du 21ème siècle, l’influence de l’orthodoxie monétaire ci-dessus décrite a également prôné une mesure de bon sens : l’indépendance des banques centrales.
La gestion de la masse monétaire (notamment via les taux) étant une discipline complexe, qui porte à un terme relativement long, elle se doit d’être indépendante des agendas politiques. Dit autrement, les banques centrales se doivent d’être indépendantes du pouvoir politique. Une gageure de sérieux budgétaire et financier. Et la mission des banques centrales : limiter l’inflation à un niveau (autour de 2%) qui permet de stimuler l’activité économique sans risquer le cercle vicieux d’une inflation hors de contrôle.
Ce n’est donc pas la situation décrite ci-dessus qui arrive régulièrement ces temps-ci … Enfin, tout dépend de la période observée !
Car la crise des subprimes de 2008 et la grande récession qui s’ensuivit posèrent des problèmes sociaux et politiques qui contraint les autorités monétaires, même indépendantes, à utiliser de mesures qualifiées de « non-conventionnelles ». Dit autrement, à injecter de manière indirecte de grandes quantités de liquidité afin de tenter de stimuler l’inflation comme la croissance. Au travers de rachats d’actifs (parfois « douteux ») présents dans le bilan des banques, afin de leur permettre de dégager des capacités de financement (l’assouplissement quantitatif), de fixer un taux directeur très faible voire parfois négatifs (impliquant que les banques devaient payer pour « placer » de l’argent excédentaire auprès de la banque centrale !), voire parfois même de pratiquer l’«helicopter money» (distribuer de l’argent).
Le résultat de ces mesures : de grandes quantités de liquidités injectées dans l’économie (et donc une masse monétaire augmentée).
Et la conséquence sur l’économie : une hyperinflation comme pouvaient le craindre les monétaristes ? Rien, pas même une légère augmentation des prix pendant plus de 10 ans. Une croissance relancée comme le souhaitaient les banques centrales ? Même pas. Au final, rien ou presque rien. Très surprenant compte tenu de l’ampleur des mesures.
L’inflation finit quand même par revenir, mais avec tellement de facteurs d’impact exogènes (crise du covid, guerre en Ukraine et son impact sur le coût de l’énergie) qu’il en deviendrait difficile de lier formellement création monétaire et inflation dans cette situation. Surtout, la période inflationniste semble (presque) derrière nous et son ampleur ne fut pas catastrophique.
Les études sur le sujet ont été assez nombreuses pour comprendre le phénomène, propre semble-t-il à des zones économiques matures (au sein desquelles le potentiel de croissance est moindre), et différentes explications émergent. On peut citer la vitesse de circulation de la monnaie qui ne fait que décliner avec le temps ( https://www.banque-france.fr/fr/publications-et-statistiques/publications/les-emissions-de-billets-augmentent-et-leur-vitesse-de-circulation-se-replie ), et implique que la monnaie nouvellement créée est moins utilisée, et compense l’augmentation des prix dans l’équation monétariste. On peut également citer le phénomène du mal-investissement (Thèse peu évoquée mais très bien présentée par Tim Harford dans son livre « l’économie est un jeu d’enfant », 2016, PUF pp 397-398), qui peut être une conséquence de la baisse de la vitesse de circulation de la monnaie. La monnaie non dépensée peut être thésaurisée, ou investie. Dans ce second cas, tous les investissements ne se valent pas en potentiel d’inflation et de croissance. Et il peut se faire de manière spéculative dans des actifs improductifs (tels que les crypto-monnaies par exemple). On peut donc avoir une « inflation » concentrée sur la valeur de certains actifs. Ce que l’on appelle autrement une bulle spéculative …
Et même lorsque cet argent a été « investi » dans les entreprises, certains signes de mal-investissement sont palpables. En effet, la période 2010-2022 a vu le nombre de rachat d’actions augmenter fortement. Une entreprise peut générer de la valeur pour ses actionnaires de trois manières : en se développant (en accroissant son chiffre d’affaires et ses bénéfices, mécanisme générateur de croissance économique et potentiellement d’inflation), en distribuant des dividendes (mécanisme neutre sur la valeur de l’entreprise et l’inflation) ou en effectuant des rachats d’actions. Dans ce dernier cas, une partie de l’argent disponible (voire parfois d’emprunts effectués à taux très bas …) est utilisée pour racheter des actions de l’entreprises et les annuler. Ce qui accroit mécaniquement de cours de l’action sans générer de fiscalité pour l’investisseur à l’inverse des dividendes, sans avoir besoin d’investir ni même d’affecter comptablement des bénéfices … Le mécanisme du rachat d’actions est donc inflationniste vis-à-vis de la valeur actionnariale, mais neutre en ce qui concerne la croissance économique et l’inflation « courante ».
Que l’on prenne la situation du point de vue du consommateur ou des entreprises, il semble que la confiance, ingrédient essentiel à toute économie florissante, ait été absente. Sans confiance, les ménages dépensent moins malgré les injections de monnaie dans l’économie (donc pas d’augmentation des prix). Ils le gardent de côté ou l’investissent. Les entreprises, elles, ne semblent pas beaucoup plus confiantes puisque préfèrent accroitre la valeur actionnariale de manière immédiate via des rachats d‘actions, qu’investir. Donc l’argent potentiellement investi ne sert pas à accroitre leur capacité de production. Anticipant ce faisant le comportement des consommateurs déjà frileux. Une boucle de rétroaction semble se mettre en place, rendant partiellement inefficace les tentatives de pilotage de la croissance économique et de l’inflation via la politique monétaire.
Voilà comment on pourrait résumer le relatif échec de la politique monétaire extrêmement souple qui a prévalu post crise des Subprimes. Mais également le fait que l’apocalypse inflationniste n’a pas eu lieu. Bien que les liquidités injectées soient toujours « en circulation ». Moins rapide, certes, mais faisant tout de même peser un risque et diminuant potentiellement la possibilité d’y faire appel de nouveau … sauf si une destruction massive de valeur avait lieu, via le dégonflement de la valeur de nombreux actifs par exemple !
La conclusion de cette partie est que l’on peut vouloir influer sur l’économie avec le bras armé de la politique monétaire de manière très vive, voire excessive du point de vue théorique, mais que l’effet escompté ne sera pas (forcément) au rdv …
Regardons maintenant ce qu’il en est de l’autre coté du policy mix, la politique budgétaire et fiscale des états.
B. La politique budgétaire et fiscale : entre déficits structurels et endettement croissant
Autant la relation entre politique monétaire et effets sur l’économie peut paraitre floue, et est sujette à visions antagonistes, autant la politique budgétaire et fiscale a un effet plus direct sur le fonctionnement de l’économie.
Déjà parce le mandat des gouvernements est plus large que simplement « lutter contre l’inflation tout en favorisant la croissance ». Par définition, ils gouvernent. Et même dans les pays (notamment anglo-saxons) où l’état est souvent perçu avec une certaine méfiance, il fait pleinement partie du jeu économique par d’innombrables décisions. Il est un acteur parmi d’autres, mais un acteur puissant.
Et sa puissance s’exprime par son budget et l’utilisation qu’il en fait. Qu’il s’agisse d’emplois publics, de mesures d’aides sectorielles, de programmes d’investissement ou d’innovation, l’argent utilisé impacte directement et fortement l’économie nationale. Que ce soit, d’ailleurs, dans une simple logique de fonctionnement usuel ou en exprimant une volonté de relance économique pour impulser des effets en chaine dans le secteur privé (le fameux effet multiplicateur de Keynes).
Mais l’Etat impacte également l’économie au travers des incitations mises en place, via le volet fiscal. Ce volet est à double enjeu. Le premier, c’est d’optimiser le budget de fonctionnement vu plus haut compte tenu de l’agenda gouvernemental. C’est-à-dire que la fiscalité constitue la principale source de revenus d’un état. Mais la politique fiscale a un impact direct sur le secteur privé encore plus intéressant. C’est-à-dire que les choix fiscaux constituent des incitations pour les acteurs de l’économie. En taxant plus un secteur qu’un autre, on incite les entreprises ainsi que les consommateurs à s’orienter vers ce secteur. Surtout s’il s’avère qu’ils peuvent se substituer en termes de besoins de consommation. C’est ce volet qui permet donc des évolutions profondes de la structure d’une économie, en faisant apparaitre et potentiellement disparaitre des secteurs d’activité sur le temps long.
On ne peut donc pas dire que la politique budgétaire et fiscale soit neutre en termes d’impact sur l’économie, que l’on se place hier ou aujourd’hui (et à priori, demain aussi). Ce n’est donc pas un problème de « mécanique » économique qui met en danger ce bras du Policy Mix.
Mais ce n’est pas pour autant qu’il n’est pas en danger.
La raison ?
Pour faire court : Plus de besoins et moins de ressources.
Plus en détail, cela nous donne :
La difficulté à équilibrer un budget (sauf pour certains pays comme l’Allemagne), un endettement croissant (notamment lié aux difficultés budgétaires), des besoins qui le sont également (innovations technologiques, enrichissement, vieillissement) et une crise de croissance structurelle qui ne permet plus de dégager suffisamment de ressources fiscales (elle-même en partie liée à une démographie en déclin).
Toutes ces raisons sont liées, et il est difficile de déterminer un ordonnancement précis entre elles. Mais la conséquence est la même pour presque tous les pays développés : une dette publique qui ne fait qu’augmenter (bien que la situation soit à moduler en fonction des pays). Et qui pose irrémédiablement la question de sa soutenabilité à terme. Jusqu’où et jusqu’à quand ?
Il n’y a pas de limite théorique à l’endettement d’un Etat (contrairement aux théories monétaristes avant les mesures employées pour contrer la récession post crise des Subprimes). Et dans un pays comme la France, où nous n‘avons pas équilibré un budget depuis plus de 40 ans, on pourrait presque dire que l’on s’habitue à toujours emprunter plus sans que cela ne semble poser de problème. D’ailleurs, certains autres pays (plus développés économiquement que nous), comme le Japon, présentent une dette bien plus importante que la nôtre lorsqu’on la rapporte au PIB national.
La crise du Covid19 a par ailleurs été un bon « test » budgétaire à échelle mondiale, un peu à l’instar des politiques monétaires hors normes dont nous parlions plus haut. Puisque dans un contexte d’endettement déjà très élevé, il a fallu, pour des raisons sanitaires, mettre à l’arrêt l’économie de manière forcée durant plus d’un semestre, engendrant des conséquences économiques très fortes (5.3% de récession au niveau mondial, 6.6% dans la zone Euro) qui ont été partiellement compensées par la forte croissance de l’année qui s’ensuivit (2021). Mais un effort substantiel a dû être consenti, partagé par les acteurs de l’économie mais tout de même fortement soutenu par l’Etat. En France, l’impact est estimé à 12.6 points de PIB (environ 350 milliards d’euros) ou 10% du total de dettes pré-covid. Encore une fois, jusqu’ici, tout va bien …
Mais il y a tout de même des constantes et particularités à ne pas oublier et il serait illusoire de penser que l’on peut accroitre l’endettement étatique à l’infini. Le cas extrême du Japon, par exemple, pourrait nous laisser croire que l’on a de la « marge » en termes d’endettement. Mais il faut bien considérer que la dette publique japonaise est détenue à presque 70% par les agents économiques privés japonais (ménages et entreprises) ainsi que par la banque du japon (BoJ). En 2005, c’était plus de 90% (source et étude très intéressante du cas japonais : https://www.finance-gestion.com/vox-fi/japon-une-etrange-situation-financiere/ ) . Chez nous, c’est un peu moins de 50%. Ce qui nous place en situation de dépendance plus forte, à la fois du point de vue du prix du financement de la dette (taux d’intérêt des emprunts d’Etat), mais également de son devenir. Si nous devions faire défaut sur notre dette publique, ce serait évidemment plus aisé dans le cas où une grande part de cette même dette était détenue par des agents économiques nationaux (bien que les conséquences seraient très difficiles).
La question peut et doit être posée dès à présent : dans quelle mesure peut-on encore faire appel à l’arme budgétaire ?
À cela s’ajoute un essoufflement de l’effet multiplicateur de Keynes, notamment pour des économies plus importatrices qu’exportatrices (comme c’est le cas pour nous en France), qui dilue le ruissellement de l’effet dans l’économie, et creuse le déficit commercial en favorisant les importations des biens et services que nous ne produisons pas (ou trop cher) localement. Cette évasion peut-être en partie amortie en ciblant les secteurs cibles des mesures de relance budgétaire, comme dans le bâtiment ou les travaux publics, pour lesquels matériaux, outils et main d’œuvre sont généralement locaux. Mais pour les niveaux plus éloignés de la dépense directe (salaires des emplois générés par exemple), la dispersion sera le reflet de la structure de l’économie dans laquelle le budget est injecté.
C. Peut-on (encore) piloter l’économie ?
C.1. L’intrication des deux bras du policy mix :
Lorsque l’on utilise les banques centrales (comme lors de la dernière décennie) pour plus que la simple gestion de la masse monétaire via l’assouplissement quantitatif, on transfert des créances douteuses (voir en défaut) des banques commerciales aux banques centrales, mais on ne les fait pas disparaitre. Ce faisant, on convertit un instrument monétaire en instrument budgétaire, puisque le bilan déséquilibré de la banque centrale se retrouvera dans les comptes nationaux (ou supranationaux). Mais on élargit de facto le mandat de la banque centrale qui ne vient plus gérer uniquement la masse monétaire. S’il y a un enseignement à retenir de la dernière décennie, c’est bien celui-ci. Nous avons déjà commencé à réunir les deux armes du policy mix. En élargissant de facto la mission des banques centrales, nous avons ouvert une porte que certains perçoivent comme dangereuse (les partisans des théories monétaristes les plus strictes, bien que le cataclysme annoncé n'ai pas eu lieu), d’autres enthousiasmante.
La question du pilotage de l'économie mérite d’être posée, car c’est l’objectif du policy mix. Mais le pilotage de l’économie s’entend à l’aune de la croissance du PIB, indicateur le plus aisé à utiliser pour mesurer les gains économiques et sociaux. Néanmoins, on sait également aujourd’hui qu’il comporte de nombreuses limites, qu’elles soient endogènes (une mesure monétaire uniquement, qui n’est pas soutenable dans sa définition actuelle – externalités environnementales non prises en compte comptablement, …) ou exogènes (le déclin démographique des économies développées, les gains de productivité : sont-ils plus le fait de l’innovation ou de l’exploitation d’énergies (dont il va falloir nous passer) toujours plus performantes ?, la complexification des chaines de valeur et une interconnexion toujours plus grande des pays qui rendent plus difficile la lecture d’actions nationales, les ressources nécessaires à la production croissante, …).
Autrement dit, cette question sur l’avenir du policy mix et le pilotage de l’économie porte autant sur les outils en eux-mêmes et leur impact potentiel, que sur la manière que nous avons de considérer cet impact ainsi que les objectifs recherchés.
Et In Fine, est-ce que ce type de stratégie ne serait pas un « cache-sexe » qui masquerait notre incapacité profonde à appréhender la complexité de nos interactions et leurs évolutions, catalysée par le truchement de l’économie ? Une illusion de maitrise en quelques sortes ?
Je ne développerai pas plus ici ces limites (endogènes et exogènes) à notre manière de piloter l’économie, elles méritent (et en font l’objet par ailleurs) des développements bien plus poussés.
Je vais me concentrer sur les évolutions récentes et convergentes du policy mix, ainsi que sur quelques pistes pour penser différemment le pilotage de l’économie.
En tous cas, l’objectif du policy mix étant le pilotage de l’économie, il ne semble pas totalement illogique que politique monétaire et politique budgétaire s’entendent de manière conjointe. Cantonner l’action monétaire à la lutte contre l’inflation lui ferait perdre une grande partie de sa substance et de son impact potentiel sur l’économie, à minima pour des économies développées, au sein desquelles croissance comme inflation font défaut.
Dans la continuité de l’introduction de cette dernière partie, il serait par contre utile de spécifier le rôle que nous attendons des autorités monétaire (l’action budgétaire étant le prolongement de la voie démocratique dont les objectifs sont variables mais énoncés clairement à chaque mandat). C’est au travers de cette spécification que nous pourrions ouvrir de nouvelles voies, plus stables et long-termistes que les mandats des gouvernements.
C.2. L’avenir, explorer d’autres voies ?
C.2.1. La Banque de France et l’élargissement du mandat. Justement, parlons de nouvelles voies / ou voix !
La première que je vais citer est celle d’Agnès Bénassy-Quéré, seconde sous gouvernante à la Banque de France, lors de son discours du EMU Lab seminar de Florence, le 22/03/2024 (https://www.banque-france.fr/fr/interventions-gouverneur/vers-un-policy-mix-elargi). Ce discours, bien que technique, est très intéressant. Elle y analyse de nombreuses notions économiques en lien, à la fois à la mission des banques centrales, du policy mix et de l’intrication politique monétaire/budgétaire, mais également de la croissance – vue plus sous l’angle de la contracyclicité et des gains de productivité dans l’objectif de redégager de la marge de manœuvre budgétaire. Une belle démonstration de concision et d’analyse économique multifactorielle (pour ne pas dire systémique).
Mais le plus intéressant est sa conclusion, qui constitue un appel à l’enrichissement de la notion de policy mix, en y intégrant la dimension de politique macro-prudentielles. Entendez, les contraintes règlementaires imposées aux acteurs privés – ici les banques et leurs réserves obligatoires de fonds propres ainsi que les limites d’endettement imposées aux emprunteurs par exemple. Mais également la dimension de plus grande intégration du marché commun européen, notamment dans le secteur des services*.
Cette vision est très intéressante, derrière sa complexité. Elle ne vise pas directement la croissance mais bien plutôt la stabilité. Et pour la partie qui pourrait générer des gains de productivité – et donc de la croissance (intégration du marché commun), c’est pour compenser une probable inflation future liée au nécessaire virage de la transition écologique. Et non pas en enrichissant les entreprises, mais en baissant les coûts pour les consommateurs. En somme, elle envisage le virage transitionnel avec une perspective de justice sociale.
Point de pensée ou d’argent magique ici, mais une ébauche de réflexion complexe et pragmatique sur les nouveaux rôles que pourraient endosser les autorités monétaires et le policy mix.
C.2.2. Et pourquoi pas aller plus loin, dans le domaine climatique par exemple ?
Cette idée est avancée par plusieurs voix assez audibles de la lutte contre le changement climatique. Après le constat des politiques hors normes employées par les banques centrales dans la décennie 2010, certains ont vu une manière un peu miraculeuse de générer l’argent nécessaire pour effectuer la transition (https://variances.eu/?p=8032 pour les idées notamment d’Alain Grandjean, Nicolas Dufrene et Gael Giraud). Enfin, c’est surtout la mise en lumière des limites de l’approche monétariste classique qui a inspiré ces auteurs, s’engouffrant dans une brèche un poil relativiste et opportuniste afin de défendre leurs idées. Idées qui font clairement sens, mais leur mise en œuvre ne serait pas si aisée, et ne seraient surtout pas exemptes de contrepartie. François Meunier leur a par ailleurs répondu dans ce sens (https://www.finance-gestion.com/vox-fi/la-monnaie-magique-est-elle-vraiment-utile-au-climat/) et offre une lecture critique qui se veut constructive. En gros, pour résumer leurs propos, les premiers considèrent que les banques centrales peuvent créer de la monnaie sans aucune contrepartie, et le second corrige cette partie-là en précisant que, comptablement, cet argent nouvellement créé est un passif au bilan de la banque centrale, et donc une dette indirecte pour les finances publiques du pays concerné. Car l’actionnaire d’une banque centrale, c’est son pays. Rien n’est donc réellement gratuit, mais cela n’en fait pas pour autant un outil à éviter, bien au contraire. Par contre, cela induit une modification des attributions des banques centrales et (pour l’Europe), du pacte de stabilité et de croissance. En cela, les auteurs sont d’accord. C’est probablement dans cette direction que nous nous dirigerons et donc un élargissement du Policy mix par de plus grandes prérogatives accordées aux banques centrales.
C.2.3. Plutôt que de « piloter » l’économie, accompagnons là où nous souhaitons aller collectivement, à l’aune des immenses défis auxquels nous faisons face. Adaptons nos outils et infrastructures pour pouvoir nous exonérer de croissance.
C’est un peu de cette manière là que je résumerais ce que nous avons brièvement exploré ci-dessus. Les limites des approches passées et trop simplistes de l’économie et de son fonctionnement sont clairement apparues au sein des économies développées ces 20 dernières années. Et le policy mix, en tant qu’outil visant à piloter l’économie sur ces mêmes bases, également. Surtout pour le volet monétaire.
De ce fait, les évolutions qui se profilent portent principalement sur un élargissement des fonctions des autorités monétaires. Mais prenons garde à ne pas oublier les fondamentaux, aussi imparfaits soient-ils, car ce n’est pas parce qu’un modèle a des limites qu’il est faux. Surtout, la science se construit par accrétion. Comprenons plutôt ces limites, enrichissons notre connaissance des autres parties prenantes de l’économie, et créons les outils qui nous permettront, non pas de tordre la réalité (et l’économie) à notre volonté, mais bien plutôt d’accompagner les évolutions sociétales que nous voulons.
Ceci pourrait bien sembler un peu vague pour le moment, mais un certain nombre de tendances séculaires doivent nous amener à repenser certains fondements de la politique économique des sociétés économiquement développées, notamment la croissance économique.
Conclusion
L’économie est une science sociale, qui n’est pas parfaite, mais qui est en mouvement. Nous sommes ici partis d’une conception assez rigide de la manière dont nous pouvions influer sur l’économie, jusqu’à atteindre les limites de cette approche. Nous avons également exploré des voies nouvelles, qui ne sont pas portées par acteurs extravagants de l’économie, mais bien par des individus (majoritairement des chercheurs), qui ont exploré les aspects « traditionnels » de cette discipline, et qui au travers de leurs recherches et/ou de leur travail, sont en train d’en construire l’avenir. Cette construction, toute en complexité, en rationalité et en nuances, n’est clairement pas facile à appréhender. Elle n’est pas parfaite non plus. Elle schématise et simplifie nos interactions et leur agrégation à échelle macro. Pour autant, elle est nécessaire. Et elle devient de plus en plus précise. Car face aux innombrables intérêts qui composent et parfois fracturent nos sociétés, face aux changements inéluctables et de plus en plus raides auxquels on fait face, il peut être tentant de penser simplement. De vouloir tout bousculer. D’invoquer par la pensée, l’écriture ou le discours une société et un homme nouveau, dont personne ne sait exactement comment de tels changements pourraient être instaurés (non pas que ce ne soit pas utile de le faire …). Mais cela ne nous permettra probablement pas de changer le fonctionnement du monde ou même d’une société qui agrège des millions d’individus. Penser les changements dans la continuité de l’existant peut permettre de le faire.
Peut-on encore piloter l’économie ? En fait, l’a-t-on déjà pilotée ? Des questions de corrélations et de causalités auxquelles nous n’aurons probablement jamais de réponse. Mais est-ce vraiment important ? L’économie est une abstraction de nos interactions, et elle ne peut être qu’au service de nos sociétés. L’important n’est pas de la piloter ou de la maitriser, mais de la comprendre pour créer et utiliser les outils qui nous permettront d’accompagner nos sociétés dans le futur que nous souhaitons construire ensemble.
Ce qu’il y a de sûr, c’est que nous ne l’avons jamais aussi bien comprise qu’aujourd’hui. Et de manière certaine, moins que demain. Et pour le policy mix, il semble plus que jamais au cœur de l’action politique pour accompagner notre société et surtout son évolution, mais dans une conception qui est déjà et sera nécessairement élargie.
*Petit aparté sur les recommandations de la banque de France vis à vis d'une plus grande intégration du marché commun relativement aux services : elles font tout à fait sens, mais se heurtent aux oppositions des acteurs privés sur lesquels le « cout » de ces mesures de sécurisation est déporté. Une plus grande intégration du marché européen dans les services a pour objectif une baisse des coûts liés à une plus grande concurrence, et l’abrogation de monopoles ou de rentes. Ce qui diminuerait le volume d’affaire d’entreprises privées (donc le PIB), mais augmenterait le pouvoir d’achat (et combattrait l’inflation). Les politiques macroprudentielles, quant à elles, limitent également le volume d’affaire des banques qui sont limitées dans les prêts effectués, ainsi que certaines entreprises de services comme les courtiers. Encore une fois, c’est moins de PIB. Mais pour moins de risques de crise et moins d’inflation. Là où un « modèle » alternatif (à l’« américaine »), qu’appelleraient sans sourciller les entreprises des secteurs concernées, consisterait à laisser librement faire le marché, donc générer plus de PIB, et utiliser ensuite les ressources fiscales générées par l’Etat pour amortir les crises et l’inflation générée. En gros, on limite les gains privés pour préserver pouvoir d’achat et stabilité. Quand vous voyez des courtiers en crédit vociférer contre l’endettement maximal décidé par le HCSF par exemple, c’est ce combat qui se joue. Quand vous entendez des Conseillers en Gestion de Patrimoine ou Conseils en Investissement Financier défendre le modèle « non-indépendant » truffé de conflits d’intérêt que l’ESMA essaye d’abroger en vain depuis presque une décennie, c’est également cela qui se joue. Mais le plus intéressant ici, c’est que l’objectif recherché n’est clairement pas la croissance économique. Ou alors seulement pour partie, via l’intégration du marché commun dans les services, mais avec un objectif direct qui est de compenser l’inflation probable que le virage transitionnel risque d’apporter avec lui. En gros, la croissance dégagée par la baisse des coûts de services rendue possible par l’intégration au marché commun (et une plus grande concurrence) est perçue comme un « moyen » rendre la transition plus supportable.
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